La langue maternelle, c'est entendu, c'est le cadeau que l'enfant reçoit de la bouche de sa mère dès la naissance. Pour ma part, la langue de ma maman fut pendant très longtemps un sésame pour dire le monde. Jusqu'à un âge avancé de l'adolescence, je pratiquais un français filtré par ses choix. J'adoptais avec délectation ses locutions préférées. Pour peu qu'il fasse un peu frisquet, je disais que le fond de l'air était frais ; le petit matin était un potron-minet et il suffisait que tombent quelques flocons de neige pour que la terre revête son manteau d'hermine. Quand j'étais un jeune garçon, j'observais que ma maman éprouvait de la gêne à perturber l'ordre du monde. Elle préférait se mettre en retrait et observait la marche du monde avec circonspection ; elle se méfiait des verbes d'action et leur préférait de loin les verbes de description comme témoigner, dépeindre, dénoter, illustrer. Ma propre vision du monde devait longtemps garder trace de ce rapport distant et impersonnel au monde, au point que l'utilisation du pronom "je" me semblait relever de la plus vile grossièreté. A l'âge du baccalauréat et des classes préparatoires aux Grandes Ecoles, mes dissertations étaient léchées, parfois raffinées, mais manquaient singulièrement de sincérité. Je pouvais écrire des pages et des pages sur l'être-là heideggerien mais éprouvais toutes les peines du monde à écrire "je te veux" à l'élue de mon coeur. J'étais dans la langue de ma mère, je l'habitais comme j'avais habité son utérus pendant 9 mois. Pourtant, à l'image de mon corps qu'il fallut extraire de sa matrice pour que je puisse vivre, j'allais devoir évacuer la langue de ma mère pour apprendre à parler, c'est-à-dire savoir dire "je suis" sans rougir. Un long chemin s'ouvrait à moi, pendant lequel j'allais découvrir la séparation des genres, l'individualisation des opinions, la prise de parti, la prise de risque et la prise de parole. Trois formes de prises qui m'amèneraient plus tard à m'éloigner du monde de ma mère et à éprouver le poids de mon corps-parlant pour prendre femme.
Derrida disait que la langue maternelle, c'est la langue de l'autre. John Maxwell Coetzee, prix Nobel de littérature d'expression anglaise, écrit même dans sa correspondance avec Paul Auster, qu'il ne peut même pas revendiquer l'anglais comme langue maternelle tant son accent sud-africain trahit l'étranger. Pour un enfant israélien, la langue maternelle, c'est celle qu'il enseigne à sa propre mère. Pour moi, ce fut le cordon à couper pour développer mon propre rapport au monde.
Ironie de l'histoire : c'est maintenant, petite maman, que le cordon est coupé au point que tu ne comprends même plus les mots de ma langue, maintenant que nos mondes sont si éloignés, que je peux sans honte te dire "je t'aime".
Bonjour,
Merci pour vos pages. Belle écriture, belles photos, et beaux sujets.
Je vous cite pour Rome, ici :
http://lefenetrou.blogspot.com
Au revoir
Rédigé par : Saintyrieixlaperche.wordpress.com | 12/12/2013 à 11:24