Dans le film The Giver de Phillip Noyce que je viens de voir avec ma belle aux USA, Jonas, le jeune homme désigné par la communauté pour conserver la mémoire des hommes dans un monde dont les émotions auront été éradiquées, reçoit de la part d'un "passeur" un enseignement progressif le conduisant à découvrir toutes les facettes du monde des hommes d'avant la "catastrophe".
La première chose que le passeur enseigne à Jonas est que le monde d'avant était beau. A travers des images de danse et de couchers de soleil, Jonas voit se dessiner sur le visage des hommes d'alors les expressions d'un bonheur que la vie bien réglée et sécurisée de la communauté auront détruites à tout jamais. Durant les farandoles, les hommes sourient, les femmes font tournoyer les couleurs éclatantes de leurs robes. De cette première leçon, Jonas retire une sensation d'ivresse qui l'amènera à brûler de désir pour les sessions suivantes.
La deuxième chose que le passeur apprend à Jonas, c'est la couleur rouge et avec elle, le bruit sec du coup de fusil d'un chasseur dans la savane, la surprise de l'animal que la balle vient d'atteindre, la tache rouge sur son front, puis le barrit de douleur qui accompagne son effondrement dans un océan de poussière. Le passeur a choisi la figure de l'éléphant pour enseigner la cruauté et la fragilité de la vie qui s'échappe en jaillissements de sang aussitôt bus par une terre avide et indifférente.
Eléphant, c'est aussi un mot qui n'existe plus dans la langue utilisée par les membres de la communauté. Bien qu'obsédés par la précision du langage, ils auront pris soin, comme dans 1984, de réduire le champ lexical au strict nécessaire. Alors pourquoi s'embarrasser du mot éléphant si l'animal n'existe plus que sous la forme de jouets pour enfants. Soucieux d'économie dans tous les sens du terme, les dirigeants de la communauté auront regroupé sous le seul vocable de rhinocéros tout ce qui, de l'hippopotame à l'éléphant, renvoie à l'étonnante variété des formes de vie et est par là-même capable de susciter le sens de l'émerveillement.
Jonas ne supporte plus de garder pour lui tout seul l'enseignement qu'il reçoit du passeur. Alors, dans un geste de rébellion par rapport aux règles de la communauté, il décide de devenir passeur lui-même. Il choisit un nourrisson dont le doudou se trouve être un éléphant - pardon, un rhinocéros - pour lui donner à voir la forme vivante de son hochet. L'éléphant devient le jeton à travers lesquel circule la prise de conscience, il est le symbole de l'illumination, le porteur de la révélation.
En traversant l'Europe des quais de Lisbonne à la cour impériale de Vienne, l'éléphant fut objet de fascination aux temps des Découvertes. José Saramago en fut le conteur de génie.
En portant des obélisques sur des places prestigieuses à Catane ou à Rome, les éléphants nous protègent de nos angoisses, qu'il s'agisse de notre crainte de périr sous les coulées de lave du volcan ou de notre incompréhension face aux lubies des dieux. Car même quand on s'appelle Ulysse et qu'on se sait aimé d'Athéna/Minerve, la déesse aux yeux pers, nous avons besoin du secours du pachyderme pour nous prémunir devant les effets désastreux des folles passions morbides. Nous aspirons à voir s'esquisser sur la face de l'éléphant une esquisse de sourire pour nous rappeler que tout va bien.
En me promenant hier dans les rues d'un Paris frais et ensoleillé, j'ai remarqué avec surprise combien les rues de Paris étaient peuplées d'éléphants magnifiques, riches en couleurs et facétieux à souhait. Cela m'a rappelé aussitôt les images de "The Giver", ce joli film qui atteindra nos écrans le 29 octobre, mais aussi le voyage de l'éléphant de Saramago, le sérieux de celui de basalte en face de la cathédrale de Catane et le sourire énigmatique de celui du Bernin, sur la place de la Minerve à Rome.
J'en ai barri d'aise.
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