Les grandes familles d'antan s'abîmaient en silence à l'intérieur de leurs alcazars dégarnis. Dans les encoignures des rues pavées qui s'étaient révélées si efficaces en surprises de guerre et débarquements de boucaniers, les mauvaises herbes pendaient des balcons et ouvraient des fissures jusque dans les murs chaulés et sablés des maisons les mieux tenues, et à deux heures de l'après-midi, dans la pénombre de la sieste, le seul signe de vie étaient les languides exercices de piano.
Ce passage tiré de l'Amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez dépeint le charme compassé des rues de Carthagène des Indes, perle des Caraïbes, qui a joui, au temps de la domination espagnole, du terrible privilège d'être le plus grand marché d'esclaves africains des Amériques.
Cet été, j'ai eu le bonheur de découvrir cette ville merveilleuse avec ma bien-aimée. On y parle un castillan adouci par la clémence du climat tropical et le sourire généreux sans être aguicheur des femmes y vaut tous les langages connus. J'en ai aussi profité pour découvrir Gabriel García Márquez, ce géant de l'écriture colombienne, qu'une paresse teintée de snobisme m'avait fait ignorer jusque là au profit de son compatriote et ami Alvaro Mutis, assurément plus élitiste.
Cette découverte, je la fis en français, la seule langue dans laquelle je me sente bien, comme un habit qui épouse le contour de mes pensées à force de les avoir polies et policées. Pourtant, j'ai tant été seriné par ma belle sur la vertu inégalable de découvrir un grand écrivain dans le format originel de son texte, c'est-à-dire dans sa langue, celle qu'il a utilisée pour l'écrire, que je décidai de lire García Márquez aussi en espagnol. Et voilà ce que ça donne :
Las grandes familias de antaño se hundían en silencio dentro de los alcázares desguarnecidos. En los vericuetos de las calles adoquinadas que tan eficaces habían sido en sorpresas de guerras y desembarcos de bucaneros, la maleza se descolgaba por los balcones y abría grietas en los muros de cal y canto aun en las mansiones mejor tenidas, y la unica señal viva a las dos de la tarde eran los lánguidos ejercicios de piano en la penumbra de la siesta.
Quel souffle, quelle magie ! Empêtré dans le style empesé du français, je me trouve maintenant emporté dans une farandole de sonorités, une explosion de parfums des plus capiteux.
Cela fait partie de ces moments où, pris par la beauté du texte, sidéré par sa puissance musicale, je pose le livre pour mieux le savourer. Alors, un sourire aux lèvres, je suis bien obligé de reconnaître que ma belle avait raison ou, pour reprendre les propos d'un Pascal Quignard, que "pour comprendre (une image ou un texte qui nous est étranger), il faut non seulement connaître le récit qu'il ou elle condense mais aussi parler la langue qui le rapporte".
Merci à toi, ma bien-aimée, pour m'avoir guidé sur ces sentiers de traverse et de plaisir.
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