Une des clés de l'oeuvre de Garcia Marquez, comme il l'explique si bien dans cette courte vidéo, c'est le fait que ce que nous appelons pompeusement le réalisme merveilleux n'est ni plus ni moins que l'exploitation du réel dans la fiction. Gabo ne s'en cache pas ; loin d'inventer ses histoires, il s'est contenté avec le talent qui est le sien de recycler des histoires qu'il avait reçues en héritage de la bouche des femmes de sa maison ou de ses compagnons d'infortune.
Dans le texte "Un payaso pintado detrás de una puerta" (NDLR : Un pantin peint derrière une porte) dont vous trouverez la traduction de la première partie ici, il est question du moment où, son travail de journaliste terminé, Gabo va prendre quelques verres dans une taverne du port tenue par un tenancier dont le plus grand plaisir consiste à galéjer.
A partir de l’endroit où nous étions assis à discuter, nous pouvions voir le quai des Pégases avec ses voiliers miteux qui ressuscitaient progressivement à mesure que la lumière augmentait. Un à un, nous les voyions prendre le large en silence, chargés de cages de petits cochons, de calebasses de bananes vertes et de corps expéditionnaires de petites putes novices pour les hôtels de verre de Curaçao. Pour le reste de ma vie, je ne pourrai jamais oublier ces petits matins de ma jeunesse. Je me souviendrai toujours du perroquet qui prophétisait l’avenir dans la maison de location de chambres de Matilde Arenales, des écrevisses qui se faisaient la malle des plats de soupe servis dans les restaurants de pédés du marché, du vent à décorner les bœufs, du son des tambours lointains, de la lumière amère des premiers jours d’avril, pendant que le tenancier nous racontait impénitent l’histoire de la maison.
En effet, c’était sa marotte : l’histoire de la maison. En donnant des coups de poing contre les parois, il détectait la présence de portes murées, des encorbellements avec colonnes et chapiteaux celés, comme s’il ne s’agissait pas d’un seul édifice mais d’un système de maisons multiples superposées au fil des années. Plus tard, je me rendrais compte que ces histoires étaient fausses, sans me sentir trompé, bien au contraire, tant il est vrai que ses fables étaient meilleures que la réalité. C’est lui qui me parla d’une esclave ensorceleuse pour laquelle un riche de l’époque avait déboursé son poids en or avant de devoir la tuer pour se libérer de son enchantement. « Elle est enterrée ici », disait-il, tapant dans le mur qui rendait un son creux. Il me raconta que durant le siège de Vernon les habitants de la ville avaient capturé une patrouille d’Anglais qui tentaient de s’infiltrer par la terre ferme, puis les avaient dépecés et fait rôtir pour les donner à manger aux soldats de la place forte. C’est lui qui me parla pour la première fois de Blacamán, moitié magicien moitié bandit, qui fut amené à Carthagène sans qu’on sache d’où il venait pour embaumer un vice-roi trouvé mort pendu dans une citerne alors qu’il était de passage dans la ville. Blacamán l’avait si bien embaumé que le vice-roi continua de gouverner encore mieux que du temps de son vivant de sorte que l’ordre put être maintenu entre les esclaves rebelles et les Blancs avides jusqu’à l’arrivée d’un nouveau vice-roi qui imposa un ordre de feu et de sang.
Les grands lecteurs de Gabriel Garcia Marquez auront reconnu au passage l'histoire de l'esclave envoûtante payée son pesant d'or, puisqu'elle figure en bonne place dans De l'amour et autres démons.
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Le texte se poursuit dans l'épisode suivant :
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