Dans le texte "Un payaso pintado detrás de una puerta" (NDLR : Un pantin peint derrière une porte), Gabriel Garcia Marquez évoque le mystère des maisons de Carthagène et les petits matins alcoolisés sur le port de la ville. On en oublierait presque qu'il a composé ce texte pour l'inauguration du musée d'art moderne de la ville, en 1980. Voici donc la troisième partie du texte, dédiée elle au destin un rien rocambolesque des oeuvres et des artistes exposés dans le musée :
A cette époque, certains des tableaux qui devaient être accrochés en ces murs étaient encore sur le point d’être peints. Cecilia Porras qui n’est pas représentée dans cet album mais qui pour moi l’est et le sera toujours et partout, peignait sur la terrasse de sa maison de Manga, le regard porté vers un patio ombragé par la présence de pieds de manguiers et de bananiers. Pourtant, ses tableaux n’étaient pas inspirés par le patio, mais par d’autres recoins de la ville avec une lumière distincte qu’elle inventait.
Peu d’années plus tard, je fis la connaissance de Enrique Grau à la sortie d’un cinéma de Bogotá et pendant longtemps nous ne fîmes rien de plus qu’échanger sur l’intrigue du film que nous venions de voir, jusqu’à ce que nous découvrions par le plus grand des hasards que c’était lui qui avait illustré le premier conte que j’aie jamais publié de ma vie et qu’en plus, il s’agissait de la première fois de sa vie qu’il illustrait un conte. Grau vivait dans un appartement dont les fenêtres de derrière donnaient sur un cimetière et où nous faisions des fêtes endiablées au cours desquelles, lors des rares moments de silence, nous écoutions le bruit des morts en train de se décomposer dans le patio. A l’inverse, Eduardo Ramírez Villamizar, qui me fit la grande faveur d’illustrer un feuillet de publicité que j’avais écrit quand j’avais faim, vivait dans une maison de la Perseverencia bien avant que le fait de vivre à la Perseverencia ne devînt à la mode. C’était une grande maison nue sans plus de mobilier qu’un lit de camp de pénitent et un chevalet de peinture. Alejandro Obregón, que j’avais connu avant à Barranquilla dans le bordel peuplé de tortues et de butors de Pilar Ternera, se trouvait alors à Bogotá. Un soir, il m’annonça qu’il viendrait dormir dans ma chambre et comme la sonnette ne marchait pas, je lui dis de me réveiller en lançant une petite pierre à la fenêtre. Obregón lança un pavé qu’il avait trouvé dans une construction voisine et je me réveillai couvert d’éclats de verre. Pourtant, il entra sans faire le moindre commentaire, m’aida à dégager un matelas que je gardais sous mon lit pour les visiteurs en galère et il s’endormit aussi sec sur le sol avec pour toute couverture l’écharpe de soie italienne qu’il portait autour du cou, les bras croisés sur le torse comme les gisants des vieilles cathédrales. Il se réveilla très tôt et avec le regard intense de ses yeux fixes couleur d’eau dans un ciel dégagé, il me dit :
- Eritréen. Que signifie éritréen ?
- Je ne sais pas, lui dis-je. Mais une chose est sûre : un jour, je l’utiliserai dans l’un de mes contes.
Il me fallut plus de vingt ans pour trouver un endroit où placer ce mot énigmatique dans mon dernier roman. Soit pratiquement autant de temps qu’il ne fallut aux tableaux du Musée d’Art Moderne de Carthagène pour trouver un mur où être accrochés pour toujours.
En effet, il y eut bien peu de précédents à cette historie de tableaux faisant le tour d’une ville entière à la recherche de murs familiers. Bien qu’inauguré en 1959 sous le nom de Musée Latino-américain d’Art Moderne de Carthagène, il ne disposait pas de lieu en propre. Au début, il s’installa dans une maison énorme de la rue Santo Domingo, mais le Secrétariat de l’Education le chassa pour convertir la maison en collège. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les tableaux furent déplacés au Club de Pêche, car il n’y avait pas d’endroit où les disposer. Bien sûr, en raison des effets du salpêtre, il a fallu les disséminer chez des particuliers et à une époque ultérieure ils furent regroupés à nouveau, sous la protection cette fois de l’Académie d’Histoire au Palais de l’Inquisition. Ils y restèrent jusqu’en 1971, lorsque la municipalité les plaça dans les salons de réception de la mairie et c’est là qu’ils restèrent jusqu’à aujourd’hui, où ils ont enfin trouvé un refuge bien à eux, où il ne manque qu’une seule chose : un pantin peint sur le dos de la porte.
© Gabriel García Marquez - 1980
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