Parmi tous les plaisirs éprouvés lors de mon passage à Carthagène-des-Indes, cet été, il y a eu la découverte du Musée d'Art Moderne.
Le musée est tout petit, mais les artistes qui y sont exposés m'ont tous ému. Qu'il s'agisse de Cecilia Porras, d'Alejandro Obregón, d'Enrique Grau ou de Eduardo Ramírez Villamizar , chacun d'eux m'a fait vibrer à sa façon. Et puis, comme toujours à Carthagène, l'ombre de Gabriel Garcia Marquez plane. A peine avais-je ouvert le catalogue du musée, que je tombais sur un texte que l'écrivain avait écrit pour l'inauguration du musée au début des années 80. C'est un tout petit texte de rien du tout intitulé "Un payaso pintado detrás de una puerta" (NDLR : Un pantin peint derrière une porte) où le Prix Nobel de littérature rend hommage à la peintre Cecilia Porras.
Je vous en propose une traduction de mon cru, en sollicitant votre indulgence tant je me suis senti décalé dans l'exercice de transcrire en français ce joyau d'écriture :
Il y a plus de 30 ans, la peintre Cecilia Porras peignit un pantin de taille naturelle au dos de la porte d’une cantine du quartier Getsemaní, tout près de la tumultueuse rue de la Demi-Lune. Elle le peignit à la façon des peintres en bâtiment avec les couleurs Ripolin des maçons en train de réparer la maison et à la fin, elle fit quelque chose qu’elle ne faisait que rarement avec ses tableaux : elle le signa.
Depuis lors, la maison où se tenait la cantine a changé plusieurs fois. Je l’ai vue convertie en pension pour étudiants avec ses appartements obscurs séparés par des cloisons en carton, je l’ai vue convertie en restaurant chinois, en salon de beauté, en dépôt de vivres, en bureaux d’une entreprise de bus et, dernièrement, en agence de pompes funèbres. Pourtant, dès la première fois où je suis retourné à Carthagène au bout de 10 ans, la belle porte avait été remplacée. Je l’ai cherchée à chacun de mes voyages et conscient que les portes de cette cité mystérieuse ne disparaissent jamais, mais qu’elles changent de lieu, je l’ai retrouvée il y a peu installée comme si elle était chez elle dans un bordel pour pauvres du quartier Torices, où je m’étais rendu avec nombre de mes frères à la rescousse de nos nostalgies des temps de mistoufle. Au dos de la porte, il y avait la peinture du pantin. Comme si de rien n’était, nous l’avons achetée comme s’il s’était agi d’un caprice d’ivrogne, nous l’avons démontée de ses gonds et envoyée à la maison de nos parents dans une camionnette de location qui ne parvint jamais à destination. Pourtant, je ne m’en préoccupai pas plus que ça. Je sais que la porte se trouve intacte dans les parages, fixée sur des gonds de fortune et qu’au moment où je m’y attendrai le moins, je la retrouverais. Alors, je l’achèterais de nouveau.
C’est cela qui m’a toujours le plus fasciné à Carthagène : le destin étrange de ses maisons et de ses ornementations. Elles semblent toutes dotées d’une vie bien à elles, une vie d’autant plus intense qu’elles paraissent plus moribondes, difformes et délabrées avec le temps, changeant de site et d’office pendant que leurs propriétaires ne font que passer au long cours de la vie, sans faire trop de bruit.
C’est de la magie à la source. Personne ne s’est jamais offusqué du fait que la plus belle maison de la ville ait été le terrible palais de la torture et de l’inquisition, ni que les prisons ténébreuses de la colonie soient converties en joyeux bazars d’artisanat ou qu’il y ait un restaurant de poisson à l’endroit où était érigé le palais du Marquis de Valdehoyos. De sorte qu’il faille considérer comme la chose la plus naturelle du monde que le Musée d’Art Moderne – au bout d’innombrables péripéties affectant aussi bien la maison que les tableaux – se soit finalement fixée dans les anciennes caves à vin coloniales du port. Il se trouve qu’à l’époque où Cecilia Porras peignit le pantin derrière la porte, j’eus par pure coïncidence une relation aussi régulière que gratifiante avec cet édifice laissé à l’abandon. C’est là que je vis mes premiers pas de journaliste à El Universal – qui venait tout juste de s’installer à quelques blocs de là – et la première chose que j’appris de cette expérience fut la mauvaise habitude de vivre à l’envers, dormant le jour et travaillant la nuit. Au petit matin, lorsque s’arrêtait le bruit de crachin des téléscripteurs, j’allais avec les linotypistes à la taverne du port, dont le tenancier insomniaque était le seul ami disposé à nous recevoir à cette heure. Nous y restions jusqu’au lever du soleil, en buvant ce rhum de canne qui nous brûlait comme du phosphore pur tout à l’écoute des histoires fantastiques du tôlier.
Le texte se poursuit dans les épisodes suivants :
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