
S'il y a un truc que j'adore faire, c'est déjeuner le mercredi midi avec mon fils L. Nous n'avons qu'une heure ensemble, alors nous nous donnons rendez-vous dans une brasserie à Sèvres-Babylone et nous discourons de choses et d'autres.
Ce matin, la conversation a tourné autour d'un contrôle d'économie dans lequel il importait d'établir un distinguo entre produits de nécessité versus superflus (Tiens, tiens ! Intéressant de voir que l'économie flirte très vite avec des questions philosophiques) et d'analyser une affiche de Casseurs de Pub, une association, je cite, "ayant pour objectif de promouvoir la création graphique et artistique basée sur la critique de la société de consommation et la promotion d'alternatives".

La conversation a vite roulé sur le conformisme, le besoin identitaire comme miroir aux alouettes et attrape-couillon du capitalisme de marque et sur... la métaphore du mouton de Panurge. Comme je n'étais plus trop sûr de l'histoire, j'ai fait une recherche sur Wikipédia. J'y lus ce que nous savons à peu près tous : qu'elle est tirée des aventures de Pantagruel, qu'elle met en scène un compagnon de Pantagruel - le fameux Panurge - qui après avoir acheté un mouton sur un bateau, le jette à l'eau. Répondant à leur instinct grégaire, les autres moutons du troupeau se précipitent pour rejoindre leur compagnon d'infortune et se noient, emportant dans leur mouvement leur berger.
En revanche, ce que je ne savais pas, c'étaient les circonstances qui avaient amené Panurge à jeter le premier mouton à l'eau. En réalité, ce mouton, il l'avait acheté au berger, marchand de Saintonge appelé Dindenault (patronyme dont vous aurez remarqué la familiarité avec un autre animal, le dindonneau ce volatile aussi fier que stupide, que nous voyons provenir d'Inde quand nos amis anglophones le considèrent originaire de Turquie).
Et même avant cela, tout avait commencé par une échauffourée divinement racontée dans le Quart Livre. En pleine mer, le sieur Dindenault ne trouve rien de mieux à faire que de se moquer de l’accoutrement de Panurge. Ce dernier, dont le nom provient du grec ancien Πανοῦργος / Panoûrgos signifiant « Celui qui sait tout faire », l’insulte à son tour. La situation dégénère au point que nos deux larrons envisagent de régler leur différend à l'épée. Finalement, l’entourage apaise la situation et, en signe de réconciliation, on ouvre les bouteilles. Panurge déclare alors vouloir acheter un de ses moutons au marchand. A ce moment-là, Dindenault ne se sent plus d'aise et se met à faire l'article de ses moutons. Car attention ! Il ne s'agit pas de n’importe quels ovins…
Ce sont moutons à grande laine. Jason y print la toison d’Or. L’ordre de la maison de Bourgogne en fut extraict. Moutons de Levant, moutons de haulte fustaye, moutons de haulte gresse.
Tout ce salmigondis n'a qu'un but : faire monter le prix. En bonimenteur sans vergogne, Dindenault vante les propriétés mirifiques de ses bêtes aux ascendances mythologiques. C'est un véritable bréviaire à la Prévert : la laine sert aux fins draps de Rouen, les boyaux entrent dans la fabrication des violons et des harpes, leur chair est un baume délectable, l’urine permet le meilleur salpêtre du monde et leurs crottes soignent 78 espèces de maladies. Sans omettre le fait que les cornes concassées mises en terre font pousser des asperges et autres bagatelles. Panurge a beau tenter à maintes reprises d’interrompre le discours du hâbleur en demandant le prix sans barguigner et en répétant "expédions" pour achever la transaction, le margoulin surenchérit. La liste des mérites de l'animal n'en finit pas. A court d'argument, le pâtre-négociant évoque un prix final de trois livres tournois que Panurge paiera rubis sur l'ongle non sans avoir fait remarquer au préalable combien il le trouve excessif. Une fois la somme acquittée, Panurge choisit sa bête.
C'est là que tout se précipite au sens propre comme au figuré. Vous pouvez du reste écouter l’épisode, lu par François Bon, en suivant ce lien
Soubdain, je ne scay comment le cas feut subit, je ne eut le loisir de le consyderer. Panurge, sans aultre chose dire jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons crians et bellans en pareille intonation commencerent soy jecter et saulter en mer après la file. La foulle estoit à qui le premier y saulteroit après leur compaignon. Possibles n’estoit les en garder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tous jours suyvre le premier, quelque part qu’il aille. Aussi le dict Aristoteles lib. 9. de histo. animal. estre le plus sot et inepte animant [être animé] du monde. Le marchant tout effrayé de ce que davant ses yeulx perir voyoit et noyer ses moutons, s’efforçoit les empescher et retenir tout de son povoir. Mais c’estoit en vain. Tous à la file saultoient dedans la mer, et perissoient.
Finablement il en print un grand et fort par la toison sus le tillac de la nauf, cuydant ainsi le retenir, et saulver le reste ainsi consequemment. Le mouton feut si puissant qu’il emporta en mer avecques soy le marchant, et feut noyé.
Mais ce n'est pas fini ! Alors que les moutonniers et compagnons du marchand se débattent en pleine mer dans un effort désespéré pour récupérer quelques bêtes, Panurge se saisit d'une rame, non dans l'intention d'aider les malheureux à remonter sur le pont du navire, mais au contraire pour les y empêcher ! Pourquoi pareil acharnement ? Mais parce qu'aux yeux de Panurge, ce troupeau de moutons abrutis et bêlant pouvait par son seul poids causer le naufrage et précipiter tout le monde à la baille.

C'est donc une négociation qui tourne mal que nous raconte Rabelais avec son mouton de Panurge, une négociation où le marchand Dindenault joue aux petits fûtés et croit rouler son client dans la farine en lui débitant son boniment. Mais comme toujours, à malin, malin et demi. Dans son inconsience coupable, le marchand ne s'est jamais enquis des raisons qui auront poussé Panurge à vouloir subitement acheter un mouton, alors même que les deux protagonistes de l'échange sortaient tout juste d'une algarade qui avait bien failli tourner vinaigre.
Ceux qui me connaissent et ont eu l'occasion de suivre les ateliers que j'anime autour de la méthodologie CustomerCentric Selling(R) savent bien que, dans la vente, sans objectif, il n'y a pas d'opportunité. Mais l'histoire de Panurge et de Dindenault révèle une vérité encore plus dramatique : si le vendeur parvient à conclure une vente sans connaître l'objectif de son client, alors, il peut s'attendre au pire !
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Pour les puristes, la négociation entre Panurge et Dindenault commence au Chapitre VI, en page 13
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