Tous les spécialistes de l'herméneutique vous le diront, quand un mot ou une expression est répété deux fois dans un texte sacré, c'est qu'il faut s'arrêter. Dans la vie, c'est pareil, lorsqu'un signe se manifeste avec insistance, il y a lieu de marquer une pause, de vous rendre vulnérable, sans défense, de laisser l'instant vous pénétrer sans tenter d'en comprendre le sens. Car ce sens, il vous apparaîtra plus tard, comme un cadeau inattendu, lorsque, au petit réveil, vous verrez les images se juxtaposer sans effort. Ce cadeau peut être une aubaine ou un cauchemar ; mais il sera toujours une épiphanie.
A Tolède, il existe un vieux pont construit par les Arabes et qui garde l'entrée de la ville à l'endroit où le Tage force son passage entre deux parois de roche abruptes. Il est appelé pont de l'Alcantara, ce qui, littéralement signifie "pont-pont" puisque Alcantara vient de la racine arabe القنطرة al-qanṭarah (pont), dérivé de la racine qanṭara : "courber, former en arc".
Pour peu que vous soyez avec votre dulcinée (on est en Espagne, que diantre, et en Castille qui plus est !), c'est le moment de vous arrêter, de l'enlacer avec délicatesse et de poser sur ses lèvres un long baiser. Restez encore un instant immobile. Puis tournez sur vous-même pour vous imprégner des manifestations de beauté qui vous entourent : autour de vous, la ville de Tolède qui monte par paliers jusqu'à son austère alcazar, au-dessus de vous, le ciel implacable de Castille, sans nuage, sans le moindre abri pour dissimuler une pensée et au-dessous de vous, les eaux du Tage qui se cherchent une contenance après le défilé. Ce ne sont que nuances de vert, amande, avocat, sinople, qui se côtoient sans jamais se confondre. Le glauque le dispute à l'opaline dans des tourbillons incessants vous renvoyant mille éclats causés par la caresse du soleil.
Il est temps de reprendre la marche. Devant vous, Tolède, l'athanor médiévale de la pensée la plus riche, la plus subtile aux confins des mondes juif, arabe et chrétien. Le lieu de toutes les fusions, des amalgames tentés mais pas toujours réussis, des passages aussi. L'arc entre la pensée grecque oubliée, mais revivifiée par les contemporains de Maïmonide et Averroès. Tolède, ou la rationalité mathématique rime avec sensualité, ou les mesures d'angles deviennent courbes étourdissantes, sinus, sinuosités, arcs et subtiles promesses de plaisir.
J'ai beaucoup rêvé de Tolède. Mais à trop regarder le centre, à me brûler le regard sur l'écrin, j'ai négligé ce qui se déroulait à la périphérie, ce qui se jouait aux frontières entre ces trois mondes, ici, miraculeusement réunis.
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