Selon Russell Banks, dans son écrit Dreaming Up America, les Etats-Unis d'Amérique se sont construits sur trois récits fondateurs : la Nouvelle Jérusalem, l'Eldorado et la Fontaine de Jouvence. L'écrivain voit dans ces trois mythes les raisons du comportement prédateur des Américains, tout comme de leur soif de déité. Une chose est certaine, ces trois récits renvoient tous à l'idée de puissance et au désir d'immortalité.
De mon côté, comme je passe un temps significatif en Floride, je suis régulièrement confronté au mythe de la Fontaine de Jouvence. Tout cela est de la faute de Ponce de León, réputé être le premier navigateur à avoir découvert la Floride. Selon la rumeur, il aurait trouvé en Floride la fameuse fontaine de jouvence grâce à laquelle il aurait recouvré une pleine aptitude sexuelle dont l'âge aurait entamé la vigueur. On ne saura sans doute jamais si Ponce de León a trouvé la fontaine de jouvence en Floride. En revanche, on sait avec une certitude quasi absolue, que c'est sur ses côtes qu'il a trouvé l'homme qui lui a donné la mort. Lors d'un combat avec les indiens Calusa, il aurait été blessé à l'épaule par une flèche empoisonnée et les soins que lui furent prodigués à La Havane ne purent que différer l'heure de son décès. De façon ironique, dans leur propre idiome, Calusa voudrait dire "homme puissant" et dans son livre "Lost memory of skin" (Lointain souvenir de la peau), Russell Banks a choisi le nom de Calusa pour désigner la ville où se déroule l'intrigue, une cité qui ressemble à s'y méprendre à Miami.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui encore, il n'est pas une ville de Floride sans une référence plus ou moins explicite au navigateur espagnol et on ne compte plus les lieux qui s'enorgueillissent d'abriter la fameuse fontaine réparatrice de l'outrage des ans.
J'ai toujours été fasciné par cette capacité des Américains à se rattacher à des histoires improbables. Mais depuis quelques jours, j'en viens à me demander si l'Amérique n'est pas plutôt une "fabrique" d'histoires, une immense machine à créer du mythe. Tenez. Cela fait maintenant plusieurs mois que, sur le conseil de mon ami Raffi, je me rends régulièrement dans un bar à vin très sympa de Miami répondant au doux nom de "El Carajo". Pour ceux d'entre vous qui n'êtes pas familier avec la langue espagnole, sachez que le mot "carajo" est l'un des mots les plus vulgaires du bel idiome de Cervantès, puisqu'il désigne le sexe de l'homme et qu'un bon équivalent français serait "bite". Et bien figurez-vous que lorsqu'on vous donne le menu au Carajo, vous êtes gratifié d'une explication savante sur l'origine du nom, le fait qu'il s'agit d'un vieux mot espagnol désignant la hune, ce poste de vigie au sommet du mât de misaine. Histoire d'assoir la crédibilité du propos, il est fait explicitement référence à la Real Academia de la Lengua Espanola. Autant vous dire que la première fois que j'ai lu cette explication, j'ai été enchanté. Je me suis senti riche d'un fragment de sagesse humaine et pour dire les choses avec simplicité, un peu moins con qu'avant.
Mais voilà, je ne sais pas pourquoi hier, j'ai décidé de vérifier par acquit de conscience l'origine du mot "carajo" dans le dictionnaire de la fameuse Real Academia de la Lengua Espanola. Et là, quelle ne fut pas ma déception de découvrir qu'il n'était pas fait la moindre mention à une quelconque affiliation à la marine ni aux grandes découvertes.
Trahison ! De rage, je suis allé chercher comment on disait "hune" en espagnol (cofa) et en portugais (gávea). Cette dernière mention m'a rappelé le nom d'un célèbre morne de Rio de Janeiro, la Pedra da Gávea, dont la forme étonnante rappelle un visage humain. Et comme je suis d'un naturel curieux, j'ai lu la page Wikipedia se rattachant à cette montagne. Et là, j'ai découvert qu'un petit malin aurait fait croire, inscriptions à l'appui, que les Phéniciens auraient laissé au creux de la roche des traces de leur passage. Encore une mystification ! En effet, un commentaire en fin d'article spécifie : "on sait (...) désormais que les nombreuses prétendues preuves d'une présence phénicienne en Amérique sont des faux élaborés au XIXe siècle".
Fontaine de jouvence, "carajo" / hune et inscriptions phéniciennes sur les mornes de la baie de Rio, décidément voilà beaucoup de contes aussi abracadabrants les uns que les autres et qui m'amènent à croire que les Américains du nord comme du sud ont développé un talent exquis à inventer des histoires.
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