Hier, alors que je me baladais avec mon fils L. près de la place de la bataille de Stalingrad, nous tombâmes sur l'une de ces brocantes qui font le charme de Paris. Du bric, du broc, beaucoup de brocs ébréchés, ça ne casse pas des briques, mais Dieu, comme c'est vivant, comme ça palpite. Un véritable palimpseste des années qui s'écoulent : décrépitude d'objets et vie crépitante en surimposition.
Dans ce mouroir d'objets tombés en désamour, comme dans un dispensaire d'êtres abandonnés, ne vous étonnez pas qu'ils déploient des efforts insensés pour se faire remarquer. Et c'est justement ce qui m'est arrivé avec un petit livre perdu qui a capté mon attention dans un carton en bout de stand : "Le Voyage à Rome" d'Alberto Moravia. Il m'a sauté aux yeux... Rome. J'étais justement en train d'y penser au moment où le livre m'est apparu. Plus particulièrement, mes pensées voguaient autour de l'empereur Hadrien, sa vision esthétique, ses amours avec Antinoüs, le sacrifice de ce dernier, aussi beau et inquiétant que celui d'Alceste ou de Lucrèce, les jeux de l'amour et le vertige du pouvoir.
Aussi, quand je me mis à lire mon nouveau livre acquis au modique prix d'un euro, je ne fus pas surpris d'y voir narrées des histoires de perversité mêlée d'innocence, d'infidélités conjugales, de femmes audacieuses n'hésitant pas à faire jouer leurs mains expertes pour flatter le sexe d'amants d'un soir devant le visage incrédule de leur enfant, sommé de façon aussi muette que comminatoire d'assister à la scène.
Jeux de mains et de regards croisés. Pas un mot, juste le poids de l'insensé qui se produit là, sous les yeux ébahis de l'enfant qui assiste, muet de désarroi à une scène dont l'essence lui échappe. Le corps de l'enfant est figé, seules bougent les mains de sa mère saisissant avec autorité le sexe de l'amant. Fixe aussi, le regard de la mère qui scrute son fils et l'astreint à l'immobilité comme au silence. La scène - l'obscène - est sublime par ce jeu de prestidigitateur auquel nous convie Moravia. Visible et caché en correspondance intime. Inclusion et exclusion : l'inclusion du sexe, l'exclusion de l'enfant à travers son invitation à être inclus dans le spectacle, à en devenir acteur malgré lui.
Moravia a les mains longues d'un magicien. Il a aussi le regard d'un thaumaturge. A chaque fois que je l'ai lu, j'ai savouré le plaisir aigre-doux de devenir à mon corps défendant le pantin d'une composition dont il serait le seul à tirer les ficelles. Pas étonnant qu'à l'issue de cette scène digne des plus grands romans d'initiation au mal, il écrive :
" Tu vois ce que c'est qu'un marionnettiste ? Un marionnettiste, c'est quelqu'un qui sait tout de sa marionnette, mais la marionnette ne sait rien du marionnettiste, et surtout elle ne sait pas que le marionnettiste sait qu'elle ne sait pas."
On est bien loin de la très jolie histoire du pantin de Cecilia Porras, peint sur les portes du quartier Gethsemani à Carthagène-des-Indes, en Colombie...
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