Il y a quelques mois déjà, je suis allé voir avec mon fils L. le film "Histoire de Judas" du réalisateur Rabah Ameur-Zaimeche. Quand on va voir un film, le moment le plus sympa, c'est l'après, quand, la tête encore farcie d'images et de bribes de dialogue, on peut discuter de ce qu'on a vu et entendu.
C'est ce que nous fîmes. Comme L. n'était pas très au fait de l'histoire de l'apôtre, je lui ai raconté ce que tout le monde en sait : l'histoire de la trahison de Jésus, la Cène au Mont des Oliviers, l'arrestation de Jésus, les 30 deniers perçus comme salaire de la trahison, puis la pendaison dans un geste de repentance. En même temps que je lui parlais, je me demandai pourquoi ce nombre de 30, quelle signification il pouvait bien avoir.
En effet, dans la Bible, les nombres sont rarement posés là par hasard. Ou plutôt disons qu'ils sont comme des portes ouvertes au questionnement. Si le Déluge dure 40 jours et 40 nuits, si le peuple hébreu passe 40 ans dans le Sinaï entre la sortie d'Egypte et l'arrivée en Terre promise, si Jésus reste 40 jours dans le désert pour se soumettre et résister à la tentation du Malin, ce n'est pas un hasard. Car ces trois histoires décrivent un passage, une transition vers un état nouveau. 40, c'est aussi la valeur numérique de la lettre "mem", qui ceint le nom de Marie / Myriam. C'est donc la valeur de l'enfantement, comme l'a si joliment décrit Erri de Luca dans le livre "Au nom de la mère".
Mais le 30, que désigne-t-il ?
Je laisse la question en suspens jusqu'au moment où, quelques jours plus tard, en effectuant des recherches distraites sur internet, je tombe en arrêt sur le nom de Judas en hébreu : yod-he-vav-dalet-he. La valeur numérique du nom, calculée en ajoutant les valeurs discrètes des lettres qui le composent donne 10 + 5 + 6 + 4 + 5 = 30. 30 à nouveau. Ce n'est plus de l'insistance, c'est de l'obstination.
Cette fois-ci, je me résous à approfondir mes recherches. Ma première voie consiste à me diriger vers la lettre de l'alphabet hébreu portant la valeur numérique 30. C'est le "lamed", dont le sens littéral est l'aiguillon du bouvier, mais dont la signification symbolique est "apprendre". Alors quel est cet apprentissage auquel les événements m'invitent avec tant de constance ?
Le deuxième axe de recherche, je vais le rechercher dans la peinture baroque. Ceux qui me connaissent savent que la peinture du XVIè et XVIIè siècle est pour moi une des clés les plus riches de lecture du monde. Or il se trouve que je m'étais rendu fin 2013 dans la galerie Maurizio Nobile - que j'adore - pour assister à une exposition dont le titre "Fidélité / Trahison" m'avait interpellé. En m'y rendant, j'y découvrais un splendide Joseph et la femme de Putiphar de Caracciolo (en illustration de ce billet), une troublante Lucrèce se donnant la mort de Pier Dandini et tout plein d'autres oeuvres décrivant ces grandes héroïnes de la fidélité et de la trahison conjuguées que sont Esther, Judith, ou Salomé. Pour l'occasion, Maurizo Nobile aura publié un ouvrage éponyme (Fidélité / Trahison) bilingue français et italien avec un très beau texte de Laura Marchesini. Dans ce texte, l'auteure met en évidence tout ce qu'il a de plus ambigu dans le jugement moral que nous associons à la notion de trahison. Car qui sont Judith, Esther ou Salomé ? Des héroïnes qui, par vertu, usent de mensonge et de ruse pour confondre l'ennemi au nom d'un idéal supérieur ? Ou bien de simples traitresses que le parti des vainqueurs aura ensuite glorifiées au point d'en faire des héroïnes ? L'image de Borges me revient. Fictions. Le thème du traître et du héros. Sur fond de révolte pour l'indépendance de l'Irlande, le supposé héros s'avère n'être qu'un vil traître et ce n'est que parce qu'il existe un jeu d'intérêts "supérieurs" que l'équivoque sera maintenue au point d'immortaliser le traître et de vouer aux gémonies le héros véritable. Traître/héros, les deux faces d'un Janus, déguisé en roi de l'imposture. Mais là où le texte de Laura Marchesini me fait défaillir, c'est quand, à la toute fin, elle évoque la trahison comme une émancipation :
"Chacun est invité à s'émanciper (...) de ce qui le tient lié à une image de soi qui ne lui correspondrait pas. Cela signifie que l'on peut rompre un pacte, mais au nom d'une fidélité plus importante ou plus profonde (...). La trahison, bien qu'elle nous dégoûte en tant qu'idée, se révèle une expérience inéluctable. Trahir dérive du verbe latin tradere qui signifie remettre, confier, alors que le mot traditor désigne aussi bien le "traître" que "celui qui enseigne"."
Et plus loin, en italien cette fois, car il n'y a pas à dire, un texte est toujours meilleur dans le format original :
"Tradire ed essere traditi significa quindi essere consegnati al nostro destino, nelle certezza che dove c'è amore e fedelta' vi è latente e in silente ascolto anche il tradimento."
"Trahir", c'est donc "donner de façon transverse", racine que nous retrouvons aussi dans le mot, si joliment connoté de "tradition". Il y a du don dans la trahison, du don de soi, comme l'indique l'expression vulgaire "donner quelqu'un" pour dire qu'on l'a livré en pâture à ses ennemis.
Mais si trahir, c'est donner, quel est le sens de ce don, que nous enseigne-t-il, vers quelle source de lumière ou d'intelligence ?
Cette fois-ci, c'est en me retournant vers l'utilisation de la guématrie que je pus esquisser une piste. En hébreu, dans l'expression écrite du nom de Judas, il y a en son centre un "dalèt", dont la signification est "porte". Or pour reprendre le propos d'un rabbin érudit, Marc-Alain Ouaknin, "quand dans un mot hébraïque, se trouve la lettre "dalèt", celle-ci fonctionne comme "porte" qui donne accès au sens des autres lettre du mot." (in Bibliothérapie, édition Points, collection Sagesses, page 345).
Et quand on franchit la porte pour la laisser derrière soi, que reste-t-il ? Quatre lettres, yod-hè-vav-hè, qui représentent ni plus ni moins que le nom de l'ineffable, le tétragramme divin.
D'où cette étonnante découverte : et si la trahison était un chemin d'accès privilégié au divin ?
Mais là, comme je suis en train de me noyer en conjectures et que je me trouve emporté dans un maelstrom de pensées confuses et tourbillonnantes, je préfère marquer une pause.
Bonne journée à vous qui avez eu le courage de me suivre jusqu'ici.
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