Parmi les rituels mis en place avec mon fils L., il y a le fait de nous retrouver un jour par semaine à un café près du canal Saint-Martin pour échanger sur nos vies respectives. La dernière fois où nous nous sommes vus, il venait tout juste de finir la lecture du Petit Prince. Alors, bien entendu, nous avons parlé moutons et évoqué avec force détails les méfaits d'une gourmandise démesurée chez les boas. Mais surtout, nous avons évoqué le caractère trompeur des apparences visibles et le pouvoir absolu de l'imagination dans la construction de nos représentations mentales.
Lors de notre échange, deux conclusions nous frappèrent. D'abord, voir consiste avant tout à décider ce que nous refusons de voir. Je me suis souvenu que la première fois où j'avais vu le fameux dessin du "boa" dans le Petit Prince. J'avais tout de suite noté la présence d'un point sur la droite du dessin, mais comme cette observation entrait en contradiction avec ma perception immédiate d'un chapeau, j'avais consciemment éliminé cette information.
Je me rappelle même avoir râlé en découvrant que ce n'était pas un chapeau, mais un boa digérant un éléphant. En tout cas, cela m'avait enseigné une leçon essentielle : le fait que la réalité se cache dans les détails.
Le second enseignement que mon fils L. et moi avons partagé, c'est que nous sommes "câblés" pour subordonner le sensible à l'intelligible. C'est le message que le dramaturge argentin Rafael Spregelburd fait passer dans son intervention à une conférence TEDx à Buenos Aires en 2010. Il montre la planche suivante à l'audience, puis pose la question de savoir de quoi il s'agit.
La réponse est unanime : "C'est un carré".
Rafael s'émeut. "Ce n'est pas un carré ! Les bords ne sont pas droits, car ils ont été dessinés à main levée. Ils ne se rejoignent même pas. Pas d'intersection, donc pas d'angle droit. Pas d'angle droit, pas de quadrilatère."
Oui mais voilà. Un semblant de quadrilatère aux bords disjoints et au contour flou, ça ne ressemble à rien. Je ne saurais rien en faire. Sans parler que je ne saurais même pas le nommer. Alors, plutôt que de m'encombrer de cet objet aux formes imprécises, je préfère me simplifier la vie en me rabattant sur du connu, ou plutôt du reconnu, pour reprendre la distinction de Vladimir Jankélévitch. Car le carré - forme reconnue ne risque pas d'être connue, tant il est vrai qu'il est impossible de la trouver dans la nature.
Et c'est là tout le paradoxe qui met à mal l'expression saine de doute de Saint Thomas consistant à ne croire que ce qu'il voit. L'expérience prouve le contraire : nous ne verrions que ce que nous croyons.
Sinon, comment expliquer que tant de gens aient - surtout par les temps qui courent - une certitude aussi forte de l'existence et de la nature de Dieu, alors que, jusqu'à preuve du contraire, personne ne l'a jamais vu ?
Aha. J'ai cru que tu allais conclure sur la (mé)raison qui pousse au vote Front National! C'est bien en raison de ces croyances qui nous gouvernent et dont il faiut se défaire, pour voir juste et loin, d'ailleurs. Et accepter la rose éphémère et ses épines . Le Petit Prince est une allégorie pure et extrême du "vivre ensemble".
Rédigé par : Jacqueline Foucard | 09/12/2015 à 23:11