Il y a quelques jours, pour mon anniversaire, ma belle me fit un cadeau pour le moins inusuel : passer le week-end à l'hôtel dans la ville où je vis, Paris. Au début, j'accueillis ce cadeau avec réserve. Quoi ? Aller à l'hôtel dans sa propre ville, cela ne frisait-il pas l'incongru, voire la déraison ? Je devais vite revenir sur ma circonspection initiale. L'expérience fut en tout point magique.
D'abord parce que Paris est plus grande et variée qu'elle n'y paraît à première vue. Changer de rive, aller des quartiers populaires du nord-est pour plonger dans le cadre médiéval du Quartier Latin, c'est opérer un voyage dans le temps. Et avec le décor qui change, c'est la pièce tout entière qui se transforme : l'air y paraît plus pur, le tempo plus mesuré, les traces du passé racontent une histoire bien différente de celle des arrondissements périphériques.
La chambre, au 5ème étage, disposait d'une vue splendide sur l'église Saint-Etienne-du-Mont, la cour du Lycée Henri IV et la bibliothèque Cujas. Là, devant nous, sur la butte où Geneviève aurait galvanisé le peuple de Paris pour vaincre Attila, assiégeant la cité, sur ce tertre aux dimensions ridicules, se concentrent les plus hautes expressions de la religion, du savoir et de la mémoire historique. Sans compter ce Panthéon, symbole massif à la laide majesté de notre tiraillement collectif entre l'attachement historique au catholicisme et notre engagement laïc.
Retour à la chambre. Au mur, je découvre une photographie étrange et m'arrête :
Je pense aux femmes affranchies de la Nouvelle-Orléans, à qui les hommes, ces tartufes arborant de grands airs de vertu mais obsédés par la possession du corps et de l'âme de leurs compagnes, imposaient le port du tignon. Je pense à l'Afrique aussi, au Sénégal, car le pont en arrière-plan me rappelle Saint-Louis.
En quittant la chambre, à l'étage, je repère plusieurs photos représentant des femmes métisses de grande beauté, coiffées du même type de hennin et fumant de longues et fines pipes d'écume. A la réception, je m'enquiers de l'identité de ces femmes.
"Ce sont des signares", me répond-on.
"- Des signares ?"
- Oui, des femmes du Sénégal nées des amours entre des femmes noires et des hommes blancs venues d'Europe. Elles disposaient d'un statut spécial, de privilèges particuliers et leur beauté était louée de tous".
Parmi tous ceux qui sont tombés sous le charme de ces concubines ayant déjoué les codes de leur condition et emprunté le long chemin de l'émancipation, il y a Fabrice Monteiro, le photographe dont je venais de découvrir le talent, mais aussi Léopold Sédar Senghor, le président-poète, qui allait immortalisé leur grâce :
Je me rappelle les signares à l'ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.
Par le jeu de l'actualité culturelle, je découvrais très récemment deux photographes africains : Malick Sidibé, qui vient de nous quitter et Seydou Keïta, à l'oeuvre de qui une exposition est consacrée en ce moment au Grand Palais.
Mais là, quelle déception ! Je parvenais bien à comprendre que ces photographes avaient joué à cache-cache avec les préjugés raciaux des blancs sur les noirs africains. Je voyais bien aussi l'économie de moyens avec lesquels ils devaient composer. Mais je ne pouvais m'empêcher de voir aussi combien les modèles et le photographe lui-même pouvaient être prisonniers du regard que le colonisateur portait sur eux. Regard de face, composition étudiée, immobilité, noir et blanc... ne sommes-nous pas dans le respect absolu des contraintes imposées par la police pour que notre photographie puisse figurer sur un passeport ?
Comme tout cela tranchait avec le regard détaché et oblique des signares. De profil par rapport à l'objectif, elles ignorent avec superbe notre présence. Car leur royaume est dans l'ailleurs : qu'il s'agisse de la nostalgie d'amours aux couleurs mêlées ou dans la projection vers un futur dont le contour ne nous regarde pas.
Littéralement.
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