Quand je découvris cette semaine l'affiche du festival de Cannes, j'eus littéralement un choc. A sa vue, les images se bousculèrent dans ma tête ; derrière les marches menant au solarium de la maison Malaparte, je revis en boucle l'intrigue du Mépris de Godard, le texte originel de Moravia, le désarroi de BB ne sachant à quel saint se vouer, l'indifférence de Piccoli, la poisse du désir, le soupçon du marché, le prix de l'abandon, la cassure que plus rien ne pourra réparer.
Je me souvins alors que Le Mépris de Godard était l'histoire du tournage d'un autre film sur l'Odyssée. Mise en abyme cinématographique, donc. Mais je vis aussi que tout était inversé. Alors que l'Odyssée nous raconte la lutte obstinée d'Ulysse pour retrouver sa Pénélope, Le Mépris nous montre la séparation progressive de Paul Javal (Michel Piccoli) et de sa femme (Brigitte Bardot).
Et là je comprends subitement pourquoi j'ai ressenti ce choc puissant. L'escalier de 32 marches, en trapèze renversé, me fournit une allégorie du drame, un raccourci somptueux entre l'amour pur (celui d'Ulysse et de Pénélope, placé sous la protection de la déesse aux yeux pers, Athéna) et celui, frelaté, entaché de malentendus, qui se meurt entre les époux Javal jusqu'à basculer dans l'enfer du soupçon et du mépris.
Montée au ciel d'un côté, descente aux enfers de l'autre, ou une autre façon de revivre au temps présent le périple extraordinaire d'Ulysse qui savait à la fois parler aux chiens, combler les magiciennes, apitoyer les esprits retors des enfers et tutoyer les déesses.
L'escalier est donc bien ce couloir symbolique où l'homme hésite, entre le double appel des puissances divines représentées ici par les flots laggiu' et le ciel à la lumière immarcescible de Capri lassu'. Cet escalier, il est le lieu de l'homme, pétri d'éclats de lumière et de sombres pensées ; il est le locus du combat que se livrent les dieux en nous brinquebalant entre bien et mal.
Je me suis alors étonné de la présence commune du préfixe dépréciatif (mal-/mé-) dans Malaparte et mépris. Comme si nous avions affaire à un double drame de l'estime de soi bafouée. Après tout, Curzio Malaparte n'a-t-il pas choisi son nom de scène dans la vie parce qu'il tenait en mauvaise part (malaparte) l'origine allemande de son père ? Et n'a-t-il pas dit qu'il avait opté pour Malaparte en jouant par dérision sur l'inversion avec Buonaparte ? Quant au mépris, le mot raconte le "mauvais prix", le manque de valeur ou l'incapacité à l'apprécier. Pas pour rien si le devenir du couple Piccoli/Bardot se joue sur la mauvaise compréhension d'un "marché" d'autant plus mal estimé que personne n'en avait explicité les termes. Un marché, pourtant, dont l'existence supposée était assez prégnante pour pousser Brigitte Bardot dans les bras du producteur américain. Croyant bien faire, Brigitte Bardot se laisse convaincre toute seule, par défaut de vision, par aveuglement. S'agit-il là d'une redite de l'épisode où Ulysse - qui a bien pris soin de se présenter sous le pseudonyme de "Personne" se trouve prisonnier de Polyphème, le cyclope, et doit l'aveugler pour se libérer, provoquant par là même la colère de Neptune ?
Qui saura répondre à ses interrogations ? Alors en attendant de relire le Mépris de Moravia, je vais me contenter du dernier mot du film de Godard :
" - Silenzio".
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PS - Selon de nombreux commentateurs, Malaparte aurait été inspiré pour le dessin du fameux escalier en trapèze inversé de sa maison de Capri, en découvrant, lors de son exil sur l'île de Lipari, l'église de l'Annunziata, dont l'escalier d'accès reproduit la même figure.
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