Lors d'un séjour récent à Barcelone, j'eus la joie d'assister à la remise de diplôme de mastère de mon grand fils M. Je profitai de cette escapade catalane pour visiter avec ma belle la Sagrada Familia d'Antoni Gaudi.
Je retrouvai avec plaisir l'élancement des tours consacrées aux apôtres, leur pinacle en mosaïque, la structure audacieuse des pilastres soutenant la voûte, l'abondance des thèmes naturalistes et les sculptures très stylisées des scènes de la nativité ou de la passion.
En quittant l'édifice, ma belle me montre une carte postale qu'elle vient d'acheter. Y figure le carré magique 4x4 accompagnant la sculpture de Josep Maria Subirachs illustrant la scène du baiser de Judas.
Pourquoi magique ? Parce que la somme des nombres de ses colonnes, la somme de ses lignes et celle de ses diagonales est égale au même nombre, appelé valeur magique du carré, en l'occurrence 33.
Ma belle me demande ce qui, dans la vie de Christ, renvoie au nombre 33. Spontanément, je réponds que cela doit faire référence à son âge au moment où il reçoît le baiser de Judas. A sa réaction (ou plutôt son absence de réaction), je me disais que ma réponse n'avait pas eu l'heur de lui plaire, qu'elle pensait sans doute à d'autres cadres de référence où le nombre 33 aurait une tout autre signification symbolique.
Toujours est-il que de mon côté, en réfléchissant à la question, je me mis à vivre avec le carré magique de Subirachs. D'abord pour me rendre compte que tout magique qu'il fût, ce carré magique était loin d'être parfait. Contrairement à celui de Dürer, de structure 4x4 lui aussi et illustrant l'ensemble des nombres de 1 à 16, celui de Subirachs se caractérise par la disparition du 12 et du 16, au profit d'un doublement du 10 et du 14.
Et progressivement, ce qui n'était à mon sens qu'un simple divertissement de l'esprit devint une question obsédante ? D'abord parce que Subirachs ne s'est pas contenté de faire figurer le carré magique au côté des statues de Christ et de Judas s'échangeant leur baiser fatal. Il l'a aussi mis en évidence sur une des lourdes portes du portail de la Passion. Ensuite, je me posai la question suivante. Mais pourquoi Subirachs a-t-il choisi de répéter le 10 et le 14 au détriment du 12 et du 16. Il existe des dizaines de façons de créer un carré magique de valeur 33. Y aurait-il une signification derrière le choix de ces nombres ?
Et là, je ne sais pas vous, mais moi, il suffit qu'on me donne une énigme à résoudre et je m'engage sur des sentiers insoupçonnés aux confins de l'insanité mentale. Me voilà donc parti à la recherche de la signification cachée du 14 et du 10, redoublés. A force de chercher, on chauffe les neurones et ce qui doit arriver arrive, on trouve des connexions. Et le drame, c'est que plus elles sont tordues, plus elles apparaissent crédibles.
Ainsi, toujours pour le 10 et le 14, je vois une allégorie de la main avec les 10 doigts d'un côté et les 14 phalanges de l'autre.
... et, comme par hasard, 14, c'est aussi la valeur guématrique du mot désignant la main en hébreu, yad, composé d'un yod (10) et d'un daleth (4).
Mais le 14 et le 10 accolés, donnent 1410 dont le millésime est celui de la perte d'autonomie de la Catalogne. En effet, cette année-là, à l'issue d'une guerre de succession, la dynastie castillane des Trastamare, soutenue par le pape, l'Aragon et la Castille, s'imposait et la Catalogne ne devrait plus jamais accéder à l'autonomie à compter de cette date.
Et le délire continue. Nous sommes à Barcelone, ville dont l'étymologie incertaine pourrait, comme le suggère Guy-René Doumayrou dans son traité de géographie sidérale renvoyer à la barque de la lune (p. 174-175). La barque de la lune... la lune aux 28 levers (28 = 14 + 14)... Une barque et une lune, ou l'image de la coiffe d'Isis, la déesse égyptienne, à la recherche des 14 parties éparses du corps de l'époux, Osiris, traitreusement massacré par Seth.
Mais 1410, c'est aussi l'année où Pierre d'Ailly publie son Imago Mundi, un traité de cosmogonie qui influencera Christophe Colomb dans sa quête de la route occidentale vers Cathay (la Chine) et Cipango (le Japon). Et où, d'après vous, le navigateur génois revenu de son premier périple transatlantique va-t-il rendre compte au couple royal Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon de ses découvertes ? A Barcelone, pardi.
Arrivé à ce stade de mon raisonnement, je me dis que je m'étais laissé aller. Une fois de plus, comme à l'époque bénie où je pratiquais le Scrabble de compétition et où les mots dansaient dans ma tête devenue le réceptacle d'une folle sarabande débridée d'anagrammes plus ou moins approximatives. Soudain, la métaphore entre la grille du jeu de Scrabble et le carré magique m'apparut claire. Car après tout, une grille de Scrabble n'est-elle pas un carré de 15 cases de côté ? Et 15 n'est-il pas la valeur magique du carré 3x3 ? Et le 3x3 ne renvoie-t-il pas au 33 du départ ?
Comme il est aisé de sombrer dans la folie et comme cette sensation de perdre le fil de la raison pour succomber aux délices des connexions imprévues est voluptueuse...
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