Hier a eu lieu l'annonce du rachat de LinkedIn par Microsoft.
Cette nouvelle est plus importante qu'il n'y paraît. Car au-delà du maillage d'intérêts économiques dans lequel elle s'inscrit, elle nous raconte une histoire sur l'évolution récente du capitalisme.
A peine l'annonce était-elle faite, que Jeff Weiner, le patron de LinkedIn adressait un courriel à l'ensemble des salariés de la société pour expliquer les motivations du rapprochement avec Microsoft. Dans un premier mouvement, l'auteur rappelle la raison d'être de la société : "notre mission consiste à connecter entre eux les professionnels pour les rendre plus productifs et les conduire au succès. Notre vision se résume à créer des opportunités d'activités pour chaque membre de la force de travail mondiale". Bon, je sais, je vous entends d'ici couiner et me dire que tout cela, c'est du bla bla typique de la langue de bois américaine et que c'est digne d'un discours du Komintern des riches années de papa Joseph. Alors allons un peu plus loin si vous le voulez bien et je vous suggère de vous laisser porter par le propos de Jeff Weiner. Après avoir rappelé que chaque matin, il se lève avec l'ambition d'oeuvrer dans le sens de la mission et de la vision exprimées plus haut, il avance quelques explications :
"... c'est plus urgent que jamais. Vous souvenez-vous de cette vision dystopique du futur où la technologie remplacerait des millions d'individus dans l'accomplissement de leur métier ? C'est exactement ce qui se passe aujourd'hui. Rien que dans les dernières semaines passées, Foxconn a annoncé qu'ils remplaceraient 60.000 ouvriers par des robots, un ancien patron de McDonald a alerté que dans l'hypothèse d'une hausse des salaires dans la société, la même chose se produirait à travers l'ensemble du réseau de franchisés, Walmart a annoncé son intention de démarrer une expérimentation à base de drones dans ses entrepôts et Elon Musk a prédit que l'avènement de la technologie des voitures auto-guidées se produirait dans les deux années à venir.
Que ce soit en termes de délocalisation des postes de travail, de fossé des compétences, de chômage des jeunes, ou de stratification socio-économique, l'impact sur la société va être colossal. Je l'ai déjà dit à de multiples reprises et je le répète aujourd'hui avec encore plus de fermeté : la création d'opportunités de travail constitue le problème majeur de notre génération. C'est ce qui explique ma présence à ce poste et je ne peux pas imaginer faire autre chose que ce que je fais. En un mot, ce que nous faisons est capital et son importance est plus forte que jamais."
Non, ce n'est pas un gaucho attardé dans la lecture de Marx ou d'Engels qui dit ça ; c'est un des hommes les plus entreprenants de la planète, une icône du capitalisme, un milliardaire assumé qui vient de vendre la société qu'il dirigeait pour la modique somme de 26 milliards de dollars et des brouettes.
Phénomène isolé, me direz-vous ?
Non.
Prenez une autre figure emblématique du capitalisme "made in USA" : Henry Blodget. Emblématique, car il illustre le côté Janus du capitalisme moderne, à la fois faiseur de fortune à Wall Street et escroc patenté. Henry Blodget était avec Jack Grubman l’un des deux analystes financiers les plus célèbres de la bulle Internet de 2002, au cours de laquelle il avait recommandé l’achat des actions du secteur de l’Internet. Tous deux ont été bannis de la profession d’analyste pour dix ans, à l’occasion de L'accord amiable du 28 avril 2003 à Wall Street, signé avec la justice américaine. D'abord considéré comme un gourou de l'e-commerce, sa carrière fut stoppée par la fin de la bulle Internet, à la découverte de courriers électroniques dans lesquels il exprimait, dans au moins six cas, des opinions à l'opposé de ses recommandations: dans ces courriers, il a parfois qualifié « d’actions pourries » des titres qu’il recommandait publiquement à l'achat dans la presse et pour les clients de sa banque, Merrill Lynch.
Eh bien que dit aujourd'hui l'ami Henry ? Que le capitalisme est allé trop loin dans la recherche exclusive d'une optimisation des profits aux dépens des travailleurs. C'est ici. L'article s'appelle "Time for a better capitalism". Et dedans, il fustige la hubris de patrons d'entreprises obsédés par la recherche du profit et dédaigneux des intérêts des travailleurs. Chiffres à l'appui, il stigmatise l'inégalité croissante dans son pays où 1% de la population détient 45% de la richesse, où la richesse des 90% les plus "pauvres" de la population se monte à peine à 80.000 dollars par personnes et où la moitié - oui, la moitié - de la population a une richesse égale à... zéro.
A côté de ce portrait sans appel, il montre qu'en 1950, toujours aux Etats-Unis, 50% de la création de richesse était distribuée sous forme de salaires et que seuls 6% de cette richesse venait alimenter les actionnaires, sous la forme d'une rémunération du capital. 60 ans plus tard, la rémunération du travail est passée à 42% (soit une évolution négative de 8 points) là où celle du capital se situe aujourd'hui à 10% (soit 4 points de plus qu'en 1950).
Plus loin, Henry Blodget regrette qu'à force de myopie, les patrons, décidés à ne pas bien payer leurs salariés, contribuent à l'appauvrissement de l'ensemble de la société, ce qui aurait pour conséquence à terme de réduire les profits et donc, de fâcher les actionnaires. On est bien loin du "trickle down effect" (effet de ruissellement) de Mme Thatcher ou de M. Reagan quand ils prétendaient, fiers comme des outres pétries de certitude, qu'il fallait donner aux riches et aux entrepreneurs pour que les effets bénéfiques de cette aubaine percolent sur l'ensemble du tissu social.
Incroyable, non ?
Comme quoi, s'il était aux Etats-Unis, notre bon François Ruffin, qui, avec son "Merci Patron !", a eu l'outrecuidance de se foutre de la gueule d'un de ces chefs d'entreprise avides jusque dans la démesure - et dont je tairai le nom puisqu'il ne daigne pas montrer son visage - ferait figure de sauveur du système... capitaliste.
Food for thought.
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