Si, alors que vous vous baladez dans les rues de La Havane, vous voyez quelqu'un arborer fièrement un T-shirt du "Che", ne vous bercez pas d'illusions, c'est un touriste occidental. Car il faudrait être fou, pour un Cubain, de porter l'effigie de celui qui a théorisé le basculement du pays vers un communisme obtus, source de mal-être au quotidien. Ironie de l'histoire, avec un grand "H" : le détracteur du capitalisme, l'apôtre de la révolution partout et tout le temps, le théoricien du "foco" (l'art d'allumer des foyers de rébellion un peu partout, pour que ça pète) voit son icône se déployer à merveille chez ceux-là même dont il conspuait le régime politique (la démocratie) et la vision économique (le capitalisme).
L'ironie est la politesse du désespoir, c'est bien connu. Je rajouterais qu'il n'y a pas d'humour heureux. Dans les rues de La Havane, si vous demandez à un Cubain, quelles sont les trois grandes réalisations nées avec de la Révolution de 59, il vous dira, l'éducation, la santé et l'égalité. Mais si l'envie vous prend de lui demander quelles sont les trois grandes difficultés résultant de cette même Révolution, sa réponse fusera : le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner.
Ce qui m'a frappé lorsque je me suis rendu à Cuba, c'est la présence permanente de l'humour. L'humour, c'est ce truc indéfinissable qui s'insinue dans les failles du discours officiel, quand la réalité lui oppose un démenti formel. Car si Alejo Carpentier a inventé le "réalisme merveilleux" dans les lettres, le régime castriste s'est ingénié à lui opposer "l'idéalisme exécrable" dans les chiffres. Et là, pas d'entrée Wikipedia pour cette expression. Or, il se trouve que parmi les idéologues responsables de cette fuite dans la pensée délirante et liberticide, il faut octroyer une place de choix au "Che" (1).
Au fond de l'indigence et de l'emprisonnement, l'humour reste la dernière bouée de sauvetage. Et en plus, une bouée qui ne présente pas le risque de se faire renverser par les requins du détroit de Floride.
L'une des plus belles manifestations de cet humour, je la tiens de l'aîné des petits-fils du vénérable Che : Canek Sánchez Guevara. Avant de mourir, début 2015, il tenait un blog hébergé par le Nouvel Observateur : "Voyage Sans Bicylcette". Allez y faire un tour et consultez la rubrique "à propos". Vous y lirez le passage suivant :
Canek Sánchez est un oisif professionnel diplômé en Sciences du Comportement urbain des rues de La Havane, nanti d'études élémentaires et supérieures acquises dans Mexico, Monterrey, Oaxaca, Milan, Marseille, Barcelone et quelques autres banlieues. De nationalité apatride, il est détenteur de deux passeports, même si l'un d'eux ne lui sert à rien et l'autre plus ou moins. Il n'a pas de maison, pas de voiture et sa solvabilité bancaire est nulle. On raconte qu'il n'a jamais voté. Il a publié plusieurs exercices, tous déplorables. La presse impérialiste et démagogue l'appelle «le petit-fils du t-shirt». À part ça - assure-t-il - c'est un homme.
Avec une aussi lourde hérédité, il ne me reste qu'à vous souhaiter que la terre vous soit légère, cher Canek.
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(1) Pour ceux d'entre vous qui auriez encore des doutes sur la personnalité du Che (et aussi accessoirement, sur la vision éclairée de nos dirigeants politiques), je vous invite à lire le travail très documenté de Frédéric Martel paru dans Slate et intitulé "L'hommage embarrassant de François Hollande à Che Guevara". C'est ici.
(2) Sinon, si vous souhaitez savoir ce que le petit-fils du T-shirt pensait de son grand-père, vous en aurez une petite idée en cliquant ici.
(3) Ce billet a été publié originellement sur le Blog "L'Art de raconter" (ici).
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