Après le choc de notre premier contact avec La Havane, ma compagne et moi mîmes un peu de temps avant de renouer un dialogue serein autour de ce que nous voyions. Notamment, sur tout ce qui avait trait à l'architecture de la ville.
Après quelques balades dans le centre historique de la ville, nous fûmes surpris par l'ampleur des travaux de ravalement et de restauration. Alors qu'à quelques mètres de là, les quartiers populaires du centre ville tombaient littéralement en décrépitude, l'Etat cubain s'employait à faire revivre, dans un mélange de kitch et de tropicalisme d'opérette pour touristes en bermuda, la splendeur passée de la ville coloniale, du temps où La Havane était un des comptoirs les plus florissants de la traite des nègres de la couronne espagnole.
Ce que nous voyions avait le don de mettre ma compagne en furie. Elle n'avait de cesse de me répéter : "A quoi rimait une glorieuse guerre d'indépendance s'étalant sur près de 50 ans, puis une révolution populaire porteuse de mille espoirs d'émancipation, si c'était pour faire reluire le lustre des artefacts de ceux-là même que les Cubains avaient mis tant d'énergie à bouter hors de l'île : les Espagnols à la fin du XIXè et les Yankees à partir de 1959 ?" Voir l'Etat cubain reconstruire le centre historique de La Havane selon les canons architecturaux de l'Espagne des XVIIIè et XIXè siècles ou les particuliers bichonner leurs vieilles Chevrolet Bel Air 1957 pour en faire briller les chromes de mille feux, la mettait hors d'elle. Reprenant une rhétorique que le Fidel de la jeunesse n'aurait en rien désavoué, elle s'écriait : "Mais foutez-moi tous ces oripeaux du passé à la poubelle. Bazardez-moi les traces de ceux qui vous ont fait courber l'échine et vous ont sucé le sang jusqu'à la moelle, hidalgos espagnols et mafieux new-yorkais réunis, et construisez-moi quelque chose d'authentiquement cubain, quelque chose qui n'ait rien à devoir aux maîtres d'hier, mais qui soit, au contraire, l'expression d'un génie des lieux." En quelques mots : du passé, faisons table rase. Cela me rappelait une petite musique, que je me serais attendu à entendre plus souvent à Cuba durant notre séjour. En vérité, je ne l'entendis qu'une fois, et encore, ce fut de ma bouche quand, par pur esprit de défi potache, je me mis à entonner l'Internationale dans un bus à touristes.
Pourtant, je ne pouvais que faire valoir mon désaccord le plus profond. Lorsque nous avions découvert la Plaza Vieja la première fois, j'avais été intrigué par la présence de demi-cercles de vitraux polychromes chapeautant les persiennes aux étages des édifices. De l'extérieur, cela donnait une impression étrange de trop plein, de surcharge ornementale. Ce n'est que plus tard, en rentrant dans une de ces bâtisses coloniales restaurées que je compris tout l'intérêt de ce dispositif. Car vues de l'intérieur, ces demi-lunes de cristal jouaient un rôle de tamis à lumière et d'agents de diffraction des couleurs.
Je tombai sous le charme.
Je me fis expliquer que cet arc de verre portait un nom, le medio punto.
Quelques jours plus tard, au musée des arts coloniaux situé sur la place de la cathédrale, je découvrirais qu'Alejo Carpentier a décrit le medio punto de vitraux comme un élément spécifique de l'architecture cubaine, quelque chose qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans l'espace colonial espagnol. Laissons la parole au maître :
" Le medio punto cubain - énorme éventail de vitres ouvert sur la porte intérieure, sur la cour, sur le vestibule de maisons bordées de persiennes, et présenté uniquement avec un éclairage interne, seigneurial, sur d'importantes fenêtres de constructions de belle allure - c'est le brise-soleil intelligent et plastique inventé par les maçons de l'époque coloniale cubaine, à la suite d'un raisonnement sûr, bien avant que certains problèmes en rapport avec la lumière et la pénétration de la lumière aient préoccupé, à Rio de Janeiro, un célèbre architecte français (sic). Mais il faut signaler ici, au passage, que le brise-soleil de Le Corbusier ne collabore pas avec le soleil ; il brise le soleil, rompt le soleil, aliène le soleil, alors que le soleil est, sous nos latitudes, une présence somptueuse, souvent gênante et tyrannique, d'ailleurs, mais qui doit être tolérée sur un plan d'entendement mutuel, en essayant de s'arranger avec lui, de l'apprivoiser dans la mesure du possible. Mais pour entamer un dialogue avec le soleil, il faut lui offrir les lunettes appropriées. Des lunettes qui vont servir au soleil à être plus clément avec les hommes. De là que le medio punto cubain ait été l'Interprète entre le Soleil et l'Homme - le Discours de la méthode au plan de l'intelligibilité réciproque. Si le soleil était présent, si présent qu'à dix heures du matin sa réalité devenait bien éblouissante pour les femmes de la maison, il fallait modifier, atténuer, partager ses éclats : il fallait installer, dans la maison, un énorme éventail de vitres capable de briser les éléments brillants, en faisant passer le trop jaune, le trop doré de l'incendie sidéral, à un bleu profond, un vert aquatique, un orange clément, un rouge de grenadine, un blanc opalescent, afin d'apaiser l'être traqué par tant de soleil et de réverbérations (...) " (1)
Du Carpentier tout craché, avec ses phrases qui n'en finissent pas en circonvolutions, en volutes baroques. Ou comment le roi du contrapposto littéraire écrit sur le medio punto.
Alors, pour revenir à la question initiale - restaurer l'ordre ancien, ou tout casser pour construire from scratch - je reste de ceux qui croient dans la lente progression des idées et leur maturation dans toute forme de création humaine - architecture comprise. En face de La Havane, comme sous l'effet d'un miroir inversé, il y a Miami. Là-bas, ce ne sont que des cycles de construction-destruction-construction. C'est du reste pur miracle que les édiles municipaux aient décidé de protéger certains édifices art déco... Et à Miami, ville où le soleil est tout aussi violent qu'à La Havane, la lumière, la chaleur, l'humidité, les tempêtes, toutes les manifestations de la nature, ont été traitées comme ennemies à abattre. A chacune d'elle, l'intelligence de l'homme a opposé un mur, qu'il s'agisse des dispositifs d'air conditionné, des fenêtres anti-ouragans, ou des fameux brise-soleil, évoqués plus haut par Carpentier.
Abattre, contrarier, empêcher... les architectes de Miami, ce sont eux les vrais révolutionnaires qui, du passé et de l'environnement naturel, ont fait table rase. Et au risque de déclencher un orage de dissentiment chez ma belle, c'est contre cette vision en blanc et noir que je me soulève, tant je ne puis vivre dans un monde binaire. Car, au rejet, je privilégierai toujours l'assentiment négocié, à la main qui repousse, j'opposerai avec vigueur le filtre qui adoucit et aplanit, contre le brise-soleil de Le Corbusier, je choisirai, résolu, le medio punto de Carpentier. J'ai la faiblesse de penser, qu'en dépit de sa naissance reculée dans le temps, à l'époque de la colonie, le medio punto concentre plus d'intelligence et de sensibilité humaine aux conditions de vie sous les tropiques, que le brise-soleil, de conception plus récente, certes, mais ô combien marquée par une vision bien "blanche" d'individus peu enclins à rechercher le dialogue avec les éléments naturels.
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(1) Pour les amoureux de la langue de Cervantes désireux de goûter à la mélodie du texte original de voici de Carpentier, je ne saurai trop leur recommander de se procurer La Cité des colonnes publié par Le Temps des Cerises. L'édition est bilingue - français et espagnol - et est superbement illustrée de photos de Paolo Gasparini. Juste pour le plaisir, je vous livre un passage : " Había que instalar, en la casa, un enorme abanico de cristales que quebrara los impulsos fulgentes, pasando lo demasiado amarillo, lo demasiado áureo, del incendio sideral, a un azul profundo, un verde de agua, un anaranjado clemente, un rojo de granadina, un blanco opalescente, que diese sosiego al ser acosado por tanto sol y resol de Sol. " (p. 82)
(2) Pour visualiser de très belles photos sur les medio puntos cubains, je vous invite à vous rendre sur le blog intitulé "L'atelier des couleurs". L'article est ici.
(3) Enfin, pour ceux d'entre vous qui souhaiteriez disposer d'une vision plus complète sur la naissance et le développement du medio punto cubain, faites un tour sur le blog de Gina Picart intitulé Hija del Aire (la fille de l'air). Dans un magnifique billet retraçant l'histoire du vitrail cubain (ici), Gina montre comment les Cubains se sont approprié la technique du vitrail importée d'Europe, l'ont adaptée au contexte local en lui ôtant notamment son usage exclusivement religieux. A la lecture de son billet, un point m'a frappé ; c'est l'influence de cette forme d'artisanat sur l'art pictural cubain. Cela est très visible chez René Portocarrero ou encore Amelia Peláez. Jugez vous-même :
... ou encore, de façon plus évidente encore :
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