Cet été, j'ai eu la chance de voir à un mois d'intervalle deux statues merveilleuses du Quichotte : la première dans le quartier dit du Vedado à La Havane (cliché ci-dessus) et la deuxième, dans le pays d'origine du Quichotte, à la place d'Espagne, en plein coeur de Madrid (cliché ci-dessous).
Et ce qui m'a frappé, c'est que tout sépare les deux statues. C'en est même presque à croire qu'elles représentent deux personnages différents. Regardez un peu : le premier est nu comme un ver quand le second est vêtu de son armure de chevalier, le premier est seul, le deuxième est flanqué de son fidèle serviteur Sancho Panza, l'un est en pleine action, sabre au clair, quand l'autre se laisse porter au pas paisible de Rossinante, son fidèle étalon. Enfin, dans le Quichotte de La Havane, le héros a le visage crispé devant l'énormité du combat à livrer là où son alter ego de Madrid est tout empreint de mélancolie, portant parfaitement son sobriquet de "chevalier à la triste figure".
Au pied de la sculpture de Sergio Martínez, il y a une plaque :
En bon français, cela donne :
"Parce que nous sommes d'Espagne, en la personne de Lorca, en celle de Machado ou de Miguel, parce que l'Espagne est le dernier endroit où notre Pablo a vu le soleil, parce que nous n'avons jamais mesuré la taille des moulins à vent et que nous sentons sous nos talons les flancs de Rossinante." Je suis tombé amoureux de cette phrase. Surtout le passage sur la taille des moulins et le clin d'oeil qu'il représente à l'attention des Espagnols, sans doute jugés pas assez idéalistes aux yeux de nombreux Cubains. Et puis aussi, j'ai aimé la complicité héritée de l'emploi du prénom de l'auteur du Quichotte, Miguel. Prénom, auquel en répond un autre : Pablo. Cubain celui-là, puisqu'il y est appelé "el Pablo nuestro", notre Pablo. Mais qui est ce Pablo, si fameux qu'il y a dispense de lui associer un patronyme ? J'aime autant vous dire que je me suis sévèrement creusé la cervelle pour trouver quelque chose qui tienne un tant soit peu la rampe. J'ai d'abord pensé à Neruda, le poète. Mais un coup de Wikipédia m'apprit qu'il était mort dans son pays d'origine, au Chili. J'allai alors chercher de façon détournée et multipliai les requêtes Google : "Pablo, poète, Cuba", "Pablo, Don Quichotte, Cuba", et j'en passe... Et si ce Pablo était un ami de Lorca. Je tape alors "Lorca, Cuba" et là, je tombe sur un article passionnant de l'Institut Cervantes relatant le séjour du poète andalou dans l'île des Caraïbes. Quand je vois transcrite en plein coeur de l'article, la fameuse phrase figurant au pied du Quichotte équestre du Védado, je me dis que je vais pouvoir enfin éclaircir le mystère. Quel ne fut pas mon désenchantement ! Car, par méconnaissance ou par espièglerie, ces coquins de l'Institut Cervantes avaient changé "el Pablo nuestro" par, tenez-vous bien, "el pueblo nuestro" (notre peuple). Au soufflet infligé par les Cubains avec leur insinuation perfide sur une supposée pusillanimité de leurs cousins Espagnols, ces derniers donnent à entendre qu'au moment de mourir, le peuple cubain, dans son ensemble tourne son regard vers l'Espagne... La réponse du berger à la bergère, en somme. Mais au prix d'une falsification du texte originel !
Et puis, avec tout ça, je n'ai toujours pas ma réponse à la question de savoir qui est Pablo. Comme, maintenant, je me sens énervé par la roublardise des plumitifs de l'Institut Cervantès, je me mets à rechercher avec une rage redoublée. Et bien sûr, quand on cherche comme un fou, on trouve des réponses folles. Je me suis dit que le Pablo en question devait s'être comporté comme un Don Quichotte et, sans regarder au sacrifice, être allé livrer sur le sol espagnol un combat désespéré contre des moulins à la taille démesurée. Au point d'y laisser sa vie. L'image de la guerre civile s'imposa à moi. En affinant mes recherches dans cette direction, je finis par tomber sur un poète cubain, condamné à l'exil sous la dictature de Gerardo Machado. Quand la guerre civile éclate en 1936, il se rend à Madrid comme correspondant pour des revues étatsuniennes et méxicaines. Mais très vite, devant l'urgence de la situation, il troque la plume contre le fusil.
Son nom : Pablo de la Torriente Brau. Le 17 décembre, en sa qualité de membre de l'Etat Major du 109ème bataillon de la septième division, il reçoit l'ordre de se rendre sur le front à Majadahonda, à quelques kilomètres à peine du centre de Madrid. C'est dans cette ville, aujourd'hui symbole de réussite sociale à l'image d'un Neuilly-sur-Seine en France, que Pablo va voir pour la dernière fois le soleil. Majadahonda, où je fus amené à travailler en septembre, juste en face du centre d'entraînement de l'Atlético de Madrid. Majadahonda, dont le doux nom veut dire littéralement "la fée de la fronde".
Don Quichotte s'éteint sans jamais avoir vu sa Dulcinée à la beauté incomparable.
Pablo de la Torriente Brau aura-t-il vu le visage de la fée avant de sentir la morsure de la fronde ?
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