Etrange hasard du calendrier : cette semaine, il m'a été donné de voir pas moins de quatre start-ups spécialisées dans le monde du travail.
Mardi, je rencontrai Work4, une société qui se dit experte dans le recrutement social, comprendre le fait d'aider les entreprises à trouver les perles rares en se servant de facebook. A l'origine, une idée simple. Avec ses 30 millions d'abonnés en France, facebook est le plus beau vivier qui se puisse imaginer pour trouver des candidats pour peu qu'on les aide à se manifester sur un registre professionnel. Une idée simple et une barrière mentale à faire tomber : il n'y a pas de raison pour que le recrutement en ligne soit chasse gardée de LinkedIn.
Jeudi matin, j'assistai à un petit-déjeuner organisé par Clustree, pendant lequel Juliette Couaillier, la patronne de la recherche des talents chez Canal+ expliqua comment chercher en interne les candidats les mieux profilés par rapport à des postes ouverts. Comment ? Attention, vous allez être surpris. En incitant dans un premier temps les salariés de Canal+ à peaufiner leur profil LinkedIn en renseignant avec soin leurs parcours et leurs compétences, puis à télécharger ces derniers dans la base de données internes des ressources humaines et à laisser les algorithmes de Clustree identifier les meilleures connections entre les salariés et les postes ouverts. La beauté de la démarche, c'est que les algorithmes de Clustree sont aveugles aux préjugés qui nous obscurcissent la pensée quand nous voulons recruter. Spontanément, en notre qualité d'être humain, nous avons tendance à privilégier des personnes qui ont, par le passé, fait ce que nous voudrions qu'elles fassent dans le futur. Les algorithmes Clustree, eux, se soucient comme d'une guigne de votre passé ; ils privilégient les compétences requises pour occuper les postes et les appétences exprimées.
Jeudi toujours, à l'heure du déjeuner, je découvris avec les fondateurs de OuiTeam comment des entreprises aux installations très disséminées sur le territoire - chaînes d'hôtel et de restauration collective, des fournisseurs d'énergie, des chaînes de distribution - pouvaient réduire dans des proportions significatives leur appel à l'intérim en proposant aux salariés en interne d'être détachés d'un site sur un autre, au gré des fluctuations d'activité et des taux d'occupation.
Enfin, vendredi matin, je rencontrai un des patrons de HopWork, qui devait m'expliquer comment, avec sa plateforme d'intermédiation, ils mettaient en relation les organisations avec une partie du réseau éclaté des 830.000 freelances que compte notre pays. Il est intéressant à ce titre de noter que, selon la définition donnée par OuiShare dans une étude intitulée "Freelances et fiers de l'être", un freelance, c'est un travailleur indépendant sans salarié effectuant des prestations intellectuelles.
Plusieurs points m'ont frappé durant ces entretiens :
1. Le marché de l'emploi est morose ? Pas pour tout le monde. Le nombre des travailleurs indépendants en France ce chiffre à 1.750.000 fin 2016, soit une croissance de 52% en 10 ans. Alors, oui, je vois certains sourire en invoquant que cette augmentation ne fait que masquer un accroissement de la précarité. Ce qui m'amène à la deuxième observation...
2. Les indépendants spécialisés dans les professions intellectuelles - web design, développeurs Ruby on the Rails, etc. croulent sous la demande. Et plus ils sont bons, plus ils sont sollicités. En réalité, le passage par l'indépendance agit comme un révélateur. Les moyens, eux, rentrent ou retournent dans le salariat, faute de trouver des revenus réguliers. Un fossé des compétences se creuse entre les bons qui jouissent d'un taux d'activité élevé et pour rien au monde ne voudraient retourner en entreprise et les autres qui voient dans l'entreprise un havre de protection. Là encore, je vois les fins et subtils sourires de ceux qui diront que, bien sûr, les bons s'en tirent toujours, mais que la société n'est pas habitée que d'experts, etc. Et puis, ces indépendants, ce sont les dignes rejetons - diront-ils - de la société de l'intelligence. Bardés de diplômes, multi-lingues, aussi à l'aise à Shanghai, qu'à San Francisco... Ceci m'amène au troisième constat.
3. La nouvelle barrière n'est plus entre manuel & intellectuel ; elle est entre passionné & indifférent. Sur ce point, je me contenterai de rappeler que le bon plombier (polonais ou non, on s'en fiche éperdument) a son carnet de commandes plein. Tout comme le bon développeur Ruby on the Rails. Ce qui m'amène à un nouveau point...
4. Ce n'est pas le niveau d'études atteint qui compte, c'est le niveau de compétence. Alors, quand est-ce que nous allons nous départir enfin de ces filières généralistes pour dispenser des savoirs pointus. Et ceci est d'autant plus vrai (et plus grave) que les métiers s'éteignent. Et comme pour la disparition des langues dénoncée par Raymond Depardon ou celle des espèces vivantes, à chaque fois qu'un savoir-faire métier tombe en déshérence ou dans l'oubli, c'est un chaînon de notre humaine condition qui se perd. Ca, c'était mercredi, quand j'ai découvert BlueRidge, une autre start-up, qui, en numérisant le geste du formier, donne aux marques de chaussures la possibilité de faire du sur-mesure à un prix à peine plus élevé que le prêt-à-porter/chausser.
Le travail n'est pas mort ; il évolue. Il y a un siècle, le travail c'était une quantité d'heures et un lieu d'assignation. C'est pour cela qu'on pointait et aussi que les systèmes de rémunération tournaient autour d'un montant au temps passé. Quelle idée absurde aujourd'hui ! Car nous savons bien que la mise en équivalence temps passé/rémunération est inadaptée dans de plus en plus de cas. Il suffit d'ouvrir les yeux. Pas plus tard que cette semaine, on a vu par exemple comment Jack Ma, le patron d'Alibaba, le site de commerce en ligne chinois, à gagné plus de 3 milliards entre le moment où il s'est couché un soir et son réveil lendemain matin. C'est tout l'édifice du travail-effort, sueur, voire damnation biblique, qui est en passe de s'écrouler.
Sisyphe est enfin libéré de son châtiment. C'est fini, cette idée de rouler sa pierre, jour après jour, jusqu'à ce que retraite s'en suive. Lâche ta pierre, courageux Sisyphe, toi qui, dans un geste d'audace folle, avais décidé de défier les dieux. Toi qui, ingénieux, as inventé les menottes pour enchaîner le dieu de la mort, Thanatos, et donner ainsi à nos frères la vie éternelle. Reviens parmi nous, invente nous un truc pour clouer le bec à ceux qui nous pourrissent la vie en nous faisant croire qu'ils sont meilleurs que nous parce qu'ils craignent leur dieu. Pas les menottes. Tu as vu où cela t'a mené. Et peut-être as-tu vu aussi comment les frères humains s'en sont servi.
Une dernière petite chose pour vous, les jeunes qui, adolescents, ne savez pas trop quoi faire quand vous serez grands. Je sais que vous êtes tiraillés entre d'un côté le spectre du chômage et c'est vrai que 1 jeune sur 4 au chômage, cela fait froid dans le dos. Mais justement, vous devriez considérer cette donnée pour vous dire qu'on vous a raconté beaucoup de balivernes jusqu'à présent. Non, ce n'est pas en faisant durer les études que vous allez vous en sortir. Et la précarité est justement là où on vous fait croire qu'elle n'est pas. La précarité plane aujourd'hui autour de ceux qui font de longues études généralistes ; elle guette sournoisement ceux qui ont des CDI. Car quand leurs employeurs ont des difficultés, que valent ces CDI ? Et même quand les entreprises vont bien. Que valent par exemple les CDI des salariés de Whirlpool à Amiens dès qu'ils sont en présence d'une direction scélérate ? Oui, les personnes sages vous ont raconté beaucoup de sornettes. Oh ! Pas par méchanceté. Par ignorance plutôt. Par incapacité à discerner les contours de ce monde qui s'annonce et que nous avons bien du mal à cerner. Alors, n'hésitez pas à prendre le contre-pied des messages entendus, surtout si vous les avez entendus souvent. Posez-vous la question : "et si j'allais là où me porte ma passion". Creuser cette question jusqu'à ces recoins les plus sombres, fouillez les angles morts, allez taquiner les points aveugles. Et si vous trouvez des choses qui vous plaisent ou vous tentent, lancez-vous. Construisez votre destin autour de cette passion. Il y a de fortes chances, qu'une fois engagés dans le chemin, vous découvriez que le monde est un trésor d'opportunités à qui sait se dégager de la masse.
Pour finir, car avec mes 56 ans révolus, je commence à ressembler par certains traits à ce qu'on appelle communément un "vieux con", je voudrais terminer par un petit conseil. Quoi que vous décidiez de faire, faites le bien. Allez jusqu'au bout de votre recherche. Devenez l'expert, la référence dans votre domaine. Le monde entier a besoin de vous, de votre passion et de votre expertise. Les défis sont gigantesques ; le monde d'hier est un cadavre qu'il serait vain de faire ressusciter tant il pue. Je connais une femme qui m'est chère qui, quand il s'agit de se rendre quelque part, prend systématiquement le chemin opposé à celui qui s'impose par la raison. Eh bien, faites comme elle. Mettez en doute tout ce qu'on vous dira (y compris mon conseil). Ouvrez quand on vous demande de fermer. Arrêtez quand on vous dit de poursuivre. Jetez-vous dans la mêlée quand on vous recommandera de ne surtout pas y aller. Défiez-vous des mains tendues quand elles sont un peu molles, ou des sourires un petit peu trop aguicheurs. Rejetez la gratuité apparente. Car si c'est gratuit, vous le savez maintenant, c'est que le produit, c'est vous. Apprenez à tout mettre en cause, à tout négocier. Inventez le monde de demain avec votre intelligence, votre coeur et votre corps, sans trop vous soucier des injonctions de ceux qui ont leurs yeux derrière le crâne.
"Libérons le travail", c'était la devise que j'ai vue chez HopWork. Je ne saurais pas mieux dire. Et ce n'est sûrement pas Sisyphe qui me contredira. N'est-ce pas l'ami ?
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