J'aime Carthagène des Indes.
J'aime en particulier le cloître de l'église San Pedro Claver. C'est là que je vais pour goûter un peu de fraîcheur quand, à l'extérieur, la chaleur est accablante. C'est là que je viens m'assoir, sous la voûte protectrice d'une végétation luxuriante qui filtre la lumière du jour. Autour de moi, les murs enduits de chaux suintent d'humidité ; la patine du temps est là, visible, qui rappelle l'impermanence des choses de ce monde.
Lors de ma dernière visite, cet été, je n'ai pas manqué d'effectuer mon pèlerinage rituel. Mais mon moment de méditation a été interrompu par une soudaine baisse de luminosité ; l'orage menaçait. Alors, je suis monté rapidement aux étages pour saluer les reliques du saint homme.
Durant mon parcours, je découvris un grand diptyque accroché aux murs. Une impression étrange de sauvagerie émanait du tableau. Mon regard marqua trois temps d'arrêt. Dans un premier temps, mon attention fut happée par le centre du tableau, point d'expression d'un antagonisme.
Deux individus se font face. Leurs mains projetées expriment le désaccord violent. L'une, celle du personnage de gauche se veut secourable - les cinq doigts s'élancent vers un homme à genoux affublé d'un joug, ils invitent à l'érection. "Viens, lève-toi" : tel semble le message qu'ils adressent. L'autre main, celle du personnage de droite, constitue un appel à l'allégeance, à la soumission. Trois doigts seulement sont visibles, tous trois dirigés vers le sol, vers la déchéance.
Mon regard se porte alors sur la droite.
Les personnages sont sombres. Visages tristes, contrits. Des hommes nus aux mains entravées et aux cous emprisonnés côtoient des hommes portant bretelles et mine suffisante. Maîtres et esclaves.
Mon regard part sur le panneau de gauche.
Tout le monde est debout et regarde vers la droite. Trois émotions y sont lisibles : l'indignation et la révolte, personnalisés par la femme coiffée d'un tignon, l'inquiétude présente sur presque tous les visages et la détermination exprimée sur le visage de l'homme en gris sombre, que sa bure et l'esquisse d'une
auréole désignent comme Pierre Claver.
En cherchant un peu, je découvre que l'oeuvre s'appelle "Rupture". Elle est signée d'un peintre colombien nommé Rafael Dussán.
Il y a aussi une note explicative, écrite de la main de l'artiste :
L'oeuvre est un regard porté sur le passé, à partir d'un présent, où nous continuons de vivre des situations qui, à défaut d'être identiques, s'apparentent à celles du passé avec leur lot d'injustices et d'abus de pouvoir.
A travers sa construction sous la forme d'un diptyque, l'oeuvre montre une rupture tant sur le plan visuel que sur le plan du signifié. On y voit clairement deux aspects de la réalité. A la gauche, les noirs libérés par la compassion et l'humanité aimante d'un homme comme Pierre Claver et à droite, la situation opposée, l'absence de liberté, les chaînes, les corps ramenés à leur condition animale, l'arrogance du pouvoir.
Cette oeuvre est un cri, une dénonciation de ce qui se passe au présent. Elle est réalisée par un artiste contemporain, dans une Colombie sujette à d'éternelles convulsions, à la corruption, aux abus de pouvoir, à l'enrichissement outré d'un petit nombre et à la pauvreté de la grande majorité. Une Colombie qui se dit catholique, mais si éloignée du message fondateur de cette religion, ancré sur la recherche de l'amour et de la justice.
Le message est clair.
Pourtant, ce qui m'a le plus frappé à l'observation de La Rupture, c'est la façon dont la violence se propage dans le temps. J'y ai vu une forme de dilution du présent dans le passé, un peu comme si c'était le passé qui jugeait le présent et non l'inverse, comme il est coutume de faire. Une impression confuse, que j'avais bien du mal à verbaliser alors que mes yeux, fascinés, glissaient d'un pan à l'autre du diptyque.
Ce n'est que quelques jours plus tard, à la lecture du très beau roman de Juan Gabriel Vásquez, Le Corps des ruines, que je trouvai les mots exprimant mon sentiment confus :
Nos violences ne sont pas seulement celles qui nous touchent dans notre vie, mais les autres, plus anciennes. Elles sont toutes liées, même si les fils qui les unissent ne sont pas apparents, parce que le passé est contenu dans le présent, ou que le passé est un legs qu'il ne nous est pas possible d'inventorier, de sorte qu'au bout du compte, on hérite de tout : sagesse et démesure, réussites et erreurs, innocence et crimes.
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Note : ce billet a été publié initialement sur le blog "L'art de raconter", ici.
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