Au printemps dernier, lors d'une escapade à Lisbonne avec ma belle, j'ai pu exaucer un vieux rêve : visiter le palais des marquis de Fronteira. Ce palais, sis au pied du parc de Monsanto, se situe à deux pas d'une voie rapide autoroutière, à quelques encablures à peine du stade du Benfica. Les soirs de matchs, je suis sûr qu'on y entend les exclamations de la foule.
Pourtant, pour peu que vous fassiez abstraction de ce décor urbain et que vous vous engagiez tout doucement dans les jardins imaginés par Don João de Mascarenhas (1), voilà que vous vous sentez soudain soulevés dans un monde merveilleux de beauté. Tout concourt à vous exalter : le jardin labyrinthique, le grand bassin habité par un couple de cygnes noirs, les azulejos où figurent les portraits de chevaliers, les représentations des saisons, des astres, des mois, les bustes des rois de la dynastie des Aviz, l'attente d'un nouveau monarque sous les traits d'un jeune Pedro... En longeant l'aile du palais qui donne sur l'orient, vous découvrez des painéis em azulejos dépeignant des scènes galantes, de chasse, de divertissement.
Tout prête à la rêverie ; des faunes se disputent les faveurs de nymphes aux poitrines généreuses, des atlantes aux formes avantageuses se muent en sirènes sorties de l'onde, des putti au sourire énigmatique se saisissent de poissons difformes à pleines branchies.
En amoureux du baroque que je suis, je me régale. A l'étage, un bestiaire fabuleux sertit les sièges de la galerie des Arts Libéraux ; vous y trouvez des chats inquisiteurs, des chouettes aveugles, des signes lubriques et surtout des centaines d'oiseaux, aux ramages plus beaux les uns que les autres. Vous vous croiriez en Orient.
Mais dans ce jardin biscornu aux mille détours, il y a un lieu en particulier qui a le don de me fasciner. C'est le bassin des "S" entourant le pavillon de fraîcheur.
Autour de ce bassin, vous trouverez les tableaux d'azulejos les plus fameux. Au-dessus d'un long banc de pierre décrivant un arc de cercle concave, vous verrez se dérouler devant vous une frise dépeignant des singes savants enseignant le solfège et prodiguant la médecine à des chats aux yeux jaunes dilatés.
Comme je suis un garçon curieux, je regarde sous le banc de pierre. Et là, quelle n'est pas ma surprise de découvrir une nouvelle frise d'azulejos. Des hommes nus portant des lunettes plongent d'une barque et ressortent plus loin en tendant des bâtons hérissés de pointes. Le port des lunettes et la forme de leurs trouvailles m'évoque les pêcheurs de corail.
La présence du corail dans ce lieu ne cesse de me surprendre ; en sortant du palais, je m'attarde dans la guérite d'accueil à la recherche d'une explication. Je demande au gardien/guide s'il peut m'éclairer sur la signification des azulejos. D'un geste négligent et courtois, mon interlocuteur m'indique une série d'ouvrages consacrés au palais et à ses jardins. S'avisant que j'étais français, il ne manque pas de me faire l'article de La Frontière, cette fantaisie un rien échevelée de Pascal Quignard, dans lequel le romancier raconte une histoire reposant sur une interprétation libre pour ne pas dire débridée d'une série d'azulejos qui auront retenu son attention. C'est drôle, scatologique, sexuellement chargé et cruel. Du bon Quignard, en somme. Comme j'avais déjà lu l'ouvrage, je fais part à mon vis-à-vis que l'écrivain ne s'appuie pas sur le sens des mosaïques ; son écrit est le fruit pleinement assumé de son imagination. Mon interlocuteur acquiesce. Je reviens alors à la charge : "Qui pourrait m'aider à comprendre la signification de ces tableaux d'azulejos ?" "J'ai peur que personne ne puisse vous aider", me répond-il. "Mais enfin, depuis plus de trois siècles, que cette bâtisse existe, il y a bien des gens qui se sont intéressés à la question, n'est-ce pas ?" A ce moment-là, esquissant un léger sourire de coin, mon interlocuteur profite de l'entrée de visiteurs pour me fausser compagnie, non sans m'avoir gratifié de ce désarmant "Con licença" ("Avec votre permission"), qui vaut tous les sauf-conduits du monde quand il s'agit d'échapper à un embarras. Pendant que le guide renseigne les visiteurs, je feuillette distraitement des ouvrages en exposition. Puis je m'en vais, salue et saisit la poignée de porte pour gagner la cour du palais. Mon interlocuteur me rend mon salut, puis avance : "Certaines choses méritent de rester secrètes, n'est-ce pas ?" Je me retourne. Un sourire qui en dit long illumine son visage. A mon tour, je lui rend un sourire où vient se briser un relent de colère et de frustration. Puis, je prends définitivement congé.
Rien de tel qu'une ambiance sertie de mystère pour attiser la curiosité. Je laisse alors mon imagination vagabonder à la recherche de connexions improbables. C'est ce que je fais toujours lorsque je me trouve en situation de perplexité. Mon esprit s'envole vers d'autres latitudes. Me voici désormais dans cet autre lieu magique de l'architecture baroque : la villa Palagonia à Bagheria dans les environs de Palerme, en Sicile. Une autre folie princière, une autre bâtisse baroque, construite sur une ellipse. Des êtres monstrueux peuplent les murs d'enceinte du palais comme autant de gardiens chimériques.
Pas de porte dans ce palais, comme si le maître des lieux avait voulu qu'il fût balayé par le noroît, ce vent qui rend fou. Une volée d'escaliers en demi-cercle vous permet d'accéder à l'étage. Après un vestibule orné de fresques représentant les travaux d'Hercule, vous accédez à la salle des glaces.
C'est un décor étrange, presque inquiétant. Au plafond, il n'y a que des glaces, mais agencées de façon irrégulière, de sorte que votre reflet y est difforme. Toute la pensée relativiste du XVIII ème naissant se cristallise dans ce jeu de réflexions laissées au hasard. En portant mon regard vers les angles, un détail attire mon attention : les balustres représentant des miroirs en trompe-l'oeil sont parcourus de longs filaments rouges au tracé chaotique. En faisant effort, je me rends compte qu'il s'agit de branches de ce corail rouge de Méditerranée qui a fait la gloire de la cité voisine de Trapani.
Mais que fait ce filament de corail dans cette salle où un prince cynique semble vouloir moquer la vanités des beaux messieurs et des belles dames ? Là encore, je pars en quête d'explication. Mais cette fois-ci, ma recherche ne sera pas vaine. La gardienne du palais se montre plus diserte que son homologue portugais : elle m'explique que le maître des lieux était féru d'alchimie et d'esprit des Lumières. Elle me présente alors un livre de Rosanna Balistreri intitulé Alchimia e architettura, décrivant un parcours initiatique dans les villas de Bagheria.
Dedans, je découvre que, du point de vue des alchimistes, le corail revêt une signification toute particulière. Il est intimement lié aux quatre éléments. Dans des temps reculés où il était assimilé à un végétal, le corail était réputé tirer sa subsistance de la terre, s'épanouir dans la mer et se rigidifier au contact de l'air. Terre, eau, air... Il suffit de considérer que le corail, rouge, était couleur de feu pour voir que cet organisme synthétisait les quatre éléments. Par suite, il concentrait en lui toutes les énergies cosmiques, développait le magnétisme personnel de celui qui le portait, préservait du mauvais sort, de l'orage et du poison. Comme doté de pouvoirs fabuleux, il était même question que s'il se mettait à pâlir ou à se couvrir de taches, cela avait valeur de message comme quoi son possesseur était susceptible d'être frappé d'une maladie prochaine.
Dans le traité alchimique "Atalante Fugitive" de Michael Maïer, on trouve ces lignes : "Comme le corail croît sous les eaux et durcit à l'air, ainsi fait la Pierre".
Et plus loin :
Par suite, l'arbre de corail marin symbolise l'union de la terre, de la mer, du feu et de l'air. En tirant un magnifique pont avec la mythologie grecque, Pernety - Antoine-Joseph, le bénédictin, pas Joseph-Marie, le général - assimile le corail au sang de Méduse, quand Persée lui ôte la vie.
Retour au palais lisboète... Les quatre éléments sont bien là, sous la forme de quatre grands panneaux d'azulejos sur le sentier qui longe le grand jardin. Ils jouxtent les planètes mythiques : lune, soleil, Saturne, etc. Me voilà plongé dans un univers qui m'échappe.
Aux détours de ce parcours sur les chemins qui supportent le poids de mon errance, j'ai laissé mon imagination vagabonder. Pas dans "les utopies lunaires des utopies dévergondées", comme a pu l'écrire Jean-Marie Domenach, mais tout simplement dans mes voyages baroques. A la perle imparfaite des Portugais, dont serait issu le qualificatif baroque, j'ai associé le corail rouge des côtes de Sicile. Alors que Quignard tirait dans cette profusion d'images décousues, la substance pour écrire l'histoire d'un crime passionnel que la Reine morte n'aurait pas désavoué, je me contentais de me laisser voguer entre Tabarka ou El Kala (La Calle), sur les côtes de Barbarie, et le nord ouest de la Sicile, près d'Erice, la cité consacrée à Vénus Aphrodite.
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(1) Don João de Mascarenhas est le premier membre de la famille à porter le titre de marquis de la frontière, au nom du rôle joué dans la guerre de Restauration de l'indépendance du Portugal entre 1640 et 1668. Il se distingua en particulier dans une série de batailles livrées autour de la frontière actuelle entre le Portugal et l'Espagne, d'où le titre.
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