Cela fait maintenant 15 ans que j’anime des ateliers de formation autour de la méthodologie CustomerCentric Selling®.
Au fil des années, à mesure que les fameux millenials ou membres de la génération Y arrivent sur le marché du travail, j’ai noté une modification sensible du comportement des stagiaires. Alors qu’il y a encore 4-5 ans, il eût paru incongru à un participant de poser un ordinateur sur la table, il n’est pas rare désormais de voir la salle se hérisser d’outils de tout genre : tablettes, portables, smartphones : les écrans envahissent l’espace et plus personne n’y trouve à redire.
Et quand j’instruis, il m’arrive de me retrouver dans des situations où, debout, je regarde des gens assis, qui, de leur côté, regardent leur écran. Le contact visuel est perdu et je me sens flotter sans le moindre point d’ancrage dans l’espace. Autant le dire de but en blanc : cette configuration me met très mal à l’aise. Pourtant, je ronge mon frein et je me tais. Sans doute de peur de passer pour un vieux plouc.
Devant mon malaise, j’ai été amené à réfléchir au rôle du regard dans les situations de transmission de savoir et d’expérience.
Dans La Loi de la mer (Appunti per un naufragio), récemment traduit en français chez Albin Michel, Davide Enia nous donne à lire un texte émouvant où s’entrelacent le drame des migrants venus de Libye cherchant à accoster sur l’île de Lampedusa avec celui, plus intime, entre un fils, son père et son oncle qui peinent à trouver les mots justes pour se témoigner leur amour.
Le père et l’oncle ont tous deux exercé la fonction de médecin. Atteint d’un lymphome, l’oncle se meurt dans un hôpital de Reggio di Calabria. Chaque matin, il va au balcon admirer la ligne bleue de la Sicile, de l’autre côté du détroit de Messine. La douleur transperce son corps et seuls la vue de l’île natale et les maigres échanges avec son neveu et son frère, parviennent à le rasséréner.
Lors d’un de ces rares moments d’intimité, l’oncle évoque son passé de médecin et son rapport au regard.
« Je me suis toujours obligé à regarder les patients dans les yeux. Aujourd’hui on n’a plus qu’une relation indirecte : le médecin, pour accélérer la procédure, est toujours le nez sur son clavier pour taper les informations que le patient lui donne. Soixante-dix pour cent du temps que le médecin consacre à une visite consistent pour lui à regarder un écran. Beaucoup de médecins n’ont pas encore pris conscience de ça. Moi, même si ce n’est pas indispensable, j’examine toujours le patient à l’ancienne : je l’écoute au stéthoscope, je prends sa tension – alors que bien souvent ce sont les infirmiers qui s’en chargent –, j’établis le contact physique entre médecin et patient qui est essentiel. Beaucoup s’en aperçoivent et me disent : « Docteur, vous savez depuis quand on ne m’avait pas examiné comme ça ? C’est bien, c’est comme dans le temps ! » Et ça me permet de parler avec eux. De poser des questions et d’écouter les réponses, d’établir une relation. » (Op. cit. page 136)
Dans la foulée, j’ai aussi noté ce passage :
Une phrase gentille, une poignée de main, une oreille qui écoute le trop-plein qui s’y déverse. C’est de cette façon-là aussi qu’on guérit. (Op.cit. chez Albin Michel, page 136)
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PS : Ce billet a été publié sous le même titre dans mon blog professionnel "Vendre". Ici. J'ai la faiblesse de croire en effet que le regard posé sur l'autre est la condition sine qua non pour que puisse avoir lieu un échange de valeur. Une sorte de condition nécessaire, quoique non suffisante. Que ce soit lors d'un entretien de vente ou dans le cadre d'un échange pédagogique, c'est en laissant de côté ordinateurs, tablettes et PowerPoint et en plongeant son regard dans celui de votre vis-à-vis que vous lui signifiez votre volonté d'entamer une relation d'humain à humain.
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