Je n'ai jamais aimé Milan.
Je l'ai toujours associée à la grisaille, le froid humide l'hiver, la suffocation en été, des bâtiments lourds, des magasins de luxe pour bourgeoises oisives. Entre les boutiques de la via Montenapoleone et la monstruosité architecturale de la Stazione Centrale, cette ville m'a toujours fait l'effet d'une anomalie dans le monde méditerranéen, d'une excroissance disgracieuse de la modernité industrieuse, en bref, une métropole triste, prétentieuse et compassée.
Jusqu'à ce mois de novembre où il me fut donné de rester une semaine entière dans la capitale lombarde.
Mon hôtel était à deux pas du Duomo et chaque jour, je m'offrais soit en solo, soit avec des amis, une balade, une expo sur Pablo Picasso sur le thème des Métamorphoses d'Ovide ou sur Carlo Carrà. Et si je manquais d'allant ou me sentais fatigué, il me restait alors le recours de me délecter d'une glace chez Savini.
Car cette fois-ci, pour je ne sais quelle raison obscure, la ville m'est apparue sous un jour complètement nouveau.
D'abord, il faut le reconnaître, les devantures des boutiques sont quasiment des oeuvres d'art.
Ensuite, le tour du Duomo et l'observation du statuaire constitue un voyage presque immobile où les mythes judéo-chrétiens (Samson terrassant le lion, David décapitant Goliath) se déploient dans des styles divers, où la recherche de la perfection allégorique le dispute à la sensualité d'un contrapposto...
ou tout simplement à la fantaisie d'un sculpteur pris de vin ou d'amour.
Cela va même au point où la symbolique convenue du christianisme triomphant est bafouée par la représentation d'un dragon boulottant un Saint-Georges résigné, nu, dépourvu de sa lance et de son étole marquée au sceau de la foi et la chasteté. Et tant pis pour la princesse de Lod, qui n'aura qu'à attendre la venue d'un nouveau prince charmant.
Pourtant, ce qui m'aura frappé lors de mon séjour milanais, c'est combien cette ville que je croyais bâtie sur les tréteaux de valeurs bourgeoises indéfectibles, pouvait flirter avec l'insoumission et la remise en cause de l'autorité.
Il y a d'abord ces graffitis multiples aux abords de l'université.
Cet appel à la résistance au monde capitaliste d'abord.
Ce message insistant sur le caractère labile - friable, incertain - des frontières :
Mais surtout, et là je dois vous avouer que je suis resté cul-par-dessus-tête, il y a cette plaque commémorative, posée juste devant un commissariat, rappelant la mort "accidentelle" de Giuseppe Pinelli, cheminot anarchiste, qui aurait été / se serait défenestré alors qu'il subissait un interrogatoire à la questura, le siège de la police.
Cela m'a rappelé la statue de Giordano Bruno, érigée en plein centre du Campo dei Fiori à Rome, faisant face au Vatican à quelques centaines de mètres à peine.
L'allégorie de la pensée libre et éclairée dénonçant silencieusement l'obscurantisme religieux, dans la douceur lumineuse de Rome ; la plaque grise de marbre rappelant le risque d'abus d'autorité des pouvoirs institués porteurs d'uniforme dans le décor brumeux de Milan.
Les deux métropoles italiennes réunies dans leur quête de justice face aux tyrans.
Je retrouve l'Italie que j'aime et avec elle cette Méditerranée qui m'habite au plus profond de mes entrailles.
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