Il y a quelques jours, au restaurant, mon fils J. est venu me voir pour que je lui indique des endroits à visiter à Rome. Je lui demandai ce qui l'intéressait le plus, mais en l'absence de précision de sa part, je dessinai sur la nappe en papier, une carte de Rome.
Je traçai d'abord le Tibre, sous la forme d'une boucle sinueuse et alanguie. Puis, autour de cet axe anamorphique, je disposai les lieux dont je me suis épris au fil de mes longues balades nocturnes dans les rues de la ville éternelle. Telle église du Bernin, telle façade ondulante de Borromini, une statue de vierge en extase ici, un trou de serrure templière là...
Alors que je noircissais le papier, il me vint à positionner des tableaux du Caravage qui me sont chers. Je ne manquai pas d'évoquer le choc esthétique que m'avait causé la découverte de la chapelle Contarelli dans l'église Saint-Louis des Français où figure cette sublime trilogie de la vie de Matthieu apôtre, de la vocation au martyre en passant par la méditation que requiert l'écriture de l'Evangile.
Et puis, emporté par mon élan, j'évoquai ce moment sublime où, sans intention particulière, je rentrai dans la basilique Saint-Augustin et, tandis que je marchais lentement dans les travées latérales, je tombai sur La Madone des pèlerins du Caravage. Je m'efforçai de décrire à mon fils le choc que je ressentis alors. Je me souviens être resté là, prostré de longues minutes, fasciné, comme pris de catalepsie.
Depuis, je devais lire dans l'ouvrage admirable de Yannick Haenel consacré au Caravage, que je n'étais pas le seul à être tombé sous le charme de ce tableau.
Au premier plan, il y a les pieds sales, grossiers des pèlerins, dont les orteils sont écrasés les uns contre les autres, ces pieds d'affligés, d'affamés et d'assoiffés que Christ aimait tant...
Au centre du tableau, il y a ceux délicats de la Vierge, à la source d'un trouble que je ne peux que qualifier d'érotique.
Dans le texte de Yannick Haenel, il y a aussi cette précision que j'ai trouvée savoureuse.
Je cite :
"Catherine Millot raconte ainsi dans La Vie avec Lacan, qu'arrivé dans l'église Sant'Agostino, à Rome, Lacan se précipite dans la chapelle où est accrochée La Madone des pèlerins : " Lacan contempla longuement le tableau placé au-dessus d'un autel. Le pied nu de la Vierge le captivait. Il demanda au sacristain qui se trouvait là de lui apporter une échelle pour le voir de plus près.
C'est une scène comique : le sacristain, après un peu d'hésitation, se met à sourire (il comprend sans doute qu'il a affaire à un illuminé) et obtempère ; Lacan grimpe l'échelle et examine avec attention le pied de la Vierge, sans doute aussi ceux des pèlerins, puis il en descend sans faire aucun commentaire, ce qui laisse pantois le sacristain."
D'un côté, le pied de la Vierge, en pointe, semble esquisser un pas de chat ; de l'autre, ceux des pèlerins en dévotion écrasés au sol, noirs de poussière, offrent à nos yeux l'accablement accumulé au fil du chemin de la vie.
Délicatesse et légèreté ici, pesanteur là.
Que rajouter à la description de notre humaine condition ?
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