Lors de mon dernier voyage napolitain avec ma belle, nous sommes allés voir une des trois oeuvres du Caravage visibles dans la cité parténopéenne : les Sept Oeuvres de Miséricorde.
Le tableau est exposé dans l'église du Pio Monte de Misericordia. Selon Vittorio del Tufo, auteur de Napoli Magica, superbe ouvrage où sont narrées anecdotes, histoires et légendes de la ville, cette institution fut créée par un groupe de sept gentilshommes au début du XVIIème siècle. En 1606, leur chemin croise celui de Michelangelo Merisi, alias le Caravage, qui fuit Rome suite à une algarade malheureuse où le peintre tua un certain Ranuccio Tomassoni, un individu peu recommandable aux allures de seigneur, doublées d'un comportement de maquereau. Le Caravage aimait les prostituées et les transfigurait en madones ; Ranuccio les traitait en tiroirs-caisse, cela fut bien suffisant pour tirer l'épée du fourreau.
Peut-être en échange du gîte, d'une protection et certainement de quelqu'argent, le Caravage entreprend la réalisation d'une des oeuvres les plus ambitieuses et complexes de sa carrière : représenter les sept miséricordes corporelles selon le canon catholique. Parmi tous les personnages fourmillant sur la scène terrestre, une seule femme. Pourtant, l'image frappe. Elle est jeune, dotée d'une poitrine généreuse et elle offre le sein à un vieillard aux traits fripés.
A elle seule, elle remplit trois oeuvres de miséricorde : elle donne à boire à celui qui a soif, elle donne à manger à qui a faim et elle rend visite à qui est incarcéré. Ce dernier point n'est pas évident. Pourtant, en faisant attention, vous remarquerez que le vieillard est derrière des barreaux ; il est emprisonné. Aucun autre personnage parmi les faiseurs de bien ne fait plus d'une ou deux actions de miséricorde : l'un offre le gîte à un pèlerin repérable par une coquille de Saint-Jacques épinglée à son chapeau, un autre donne à se vêtir au personnage nu que nous voyons de dos - et peut-être lui apporte-t-il un réconfort dans sa maladie. Deux autres enfin, sur la droite de la toile, unissent leur énergie pour offrir une sépulture à un mort, dont nous ne voyons que les pieds... propres... une fois n'est pas coutume chez Caravage.
Quatre hommes pour quatre actions de miséricorde ; une femme pour trois.
Alors, intéressons-nous à cette femme. Elle détourne le regard, sans doute pour nous souligner qu'aucune impudeur ne vient altérer son geste, qu'il est pur dans sa gratuité et sa générosité. Comme pour mettre en valeur le réconfort apporté, le Caravage a peint deux gouttes de lait accrochées aux poils de barbe du vieillard.
En continuant la lecture de Napoli magica, je tombe en arrêt sur cette phrase que je vous livre :
"(...) per spiegare il concetto di misericordia, l'Antico Testamento utilizzava il termine ebraico rehem, che nelle lingua di Davide indicava anche l'utero, il grembo della donna." (page 231)
Soit, en français, " (...) pour expliquer le concept de miséricorde, l'Ancien Testament utilisait le mot hébreu rehem, qui, dans la langue de David, désigne aussi l'utérus, la matrice de la femme."
Dans l'acte de miséricorde se cache en pointillé le sexe de la femme, sa maison secrète où elle conçoit la vie, où se prépare l'enfantement. Comme le souligne le docteur Ariel Toledano dans un petit opuscule intitulé Médecine et Sagesse Juive, je cite : " L’utérus, la matrice correspond à l’habitacle premier de tout individu. Rehem (רחם) signifie la miséricorde, le calme, le lien maternel. Mahar qui signifie « demain » en hébreu est l’anagramme du mot rehem. L’utérus comme vecteur de lendemain..."
De la femme qui porte l'enfant dans son ventre et donne la vie au porteur d'eau qui étanche la soif de ceux qui ont la gorge sèche, il n'y a qu'un pas. Au même moment où j'admirais le tableau du Caravage, je lisais "Les Porteurs d'eau" d'Atiq Rahimi. Dans le nom de l'auteur, encore une fois ce trigramme RHM et dans le bon ordre. J'aurais dû remarquer cette coïncidence. Mais non, je ne prenais pas garde. Ce n'est qu'arrivé à la page 260 que je tombai en arrêt sur cette phrase où Lâlâ Bahâri, le sage hindou échange avec Yûsef, le porteur d'eau afghan :
"C'est le rêve d'un Hindou de retourner à l'état d'origine, au-delà de la mort, au néant ! Le néant est notre matrice et notre quête absolue."
Revoilà la retour aux sources qui pointe le bout de son nez.
Et le sage de conclure : "D'ailleurs, chez vous les musulmans aussi. Tu sais que dans votre profession de foi, vous avez deux mots, Rahman et Rahim, les attributs d'Allah clément et miséricordieux, qui ont la même origine : rahem, qui veut dire... utérus !"
En arabe aussi, donc. Même trigramme R-H-M. Mêmes mots. Même correspondance.
Toledano remarque que "la correspondance numérique de rehem (resh-200, heth-8, mem-40) est 248, ce qui correspond au nombre d’os que constitue un squelette humain selon la tradition talmudique. L’utérus est donc bien l’organe créateur. Pour arriver à se reproduire l’homme doit passer par le rehem. La correspondance numérique de l’homme (adam-45) et celle du mot « crée » (bara-203) est aussi égale à 248."
En arabe, les autres combinaisons des lettres du trigramme R-H-M donnent haram, l'interdit - mais aussi le sacré - ou encore harem, lieu où la femme réapparaît en majesté, interdite et sacrée à la fois.
Que de correspondances troublantes, auxquelles mon fils Matthieu devait rajouter une occurrence pas plus tard qu'hier, alors qu'il me parlait de son voyage au Vietnam. Un voyage, où, en compagnie de sa belle, il passa plusieurs jours dans les entrailles de la terre, à Hang Son Doong, la plus grande grotte du monde. "Une expérience quasi-mystique", me confia-t-il alors que nous dégustions un plat de tortellini chez mes amis Concetta, Maurizio et Giovanni de la Taverna Baraonda.
Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce fatras de coïncidences, mettant en scène dans un même mouvement circulaire, le Caravage, la miséricorde, le sexe de la femme, l'hébreu, l'arabe, les porteurs d'eau et les nourrices aux poitrines généreuses, les grottes profondes et humides, comme autant de synchronicités jungiennes.
Une faille dans les entrailles de la terre, une ouverture de lumière vers le monde...
Naissance, appel de la vie.
Miséricorde !
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