A la bibliothèque Jacques Doucet, place du Panthéon à Paris, le visiteur attentif pourra trouver un feuillet isolé de Baudelaire, sans titre, ni date, décrivant une scène cauchemardesque : l'auteur est prisonnier d'une tour en train de s'effondrer.
Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre, des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cœcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — Fissures, lézardes. Humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés.
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.
Mais comment Baudelaire a-t-il pu rêver ce qui n'était pas advenu ? Comment savait-il ce qui se produirait plus d'un siècle plus tard, dans ces tours labyrinthes qui n'existaient pas alors, puisque l'homme n'avait pas encore été gagné par la hubris et l'obsession de la démesure ?
Les Grecs anciens savaient que les esprits qui enfantaient ces créations d'outre-mesure étaient habités d'une "maladie secrète" et que cette infection mentale fragiliserait jusqu'à la mort leurs oeuvres démentielles.
Baudelaire le savait aussi, mais il ignorait comment avertir les oreilles fines et les nations, tristement engagées dans un siècle de bruit et de fureur.
J'ai découvert la lettre du poète en épilogue du livre de Roberto Calasso intitulé "L'Innomable actuel". Après sa lecture, je frissonnai comme pris de fièvre. Soudainement, je me demandais si, à l'image de cette fulgurance baudelairienne, nos esprits éprouvés et nos corps à la garde baissée, pouvaient dessiner les contours floutés du futur ?
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