Récemment, je me suis rendu pour la première fois sur l'île de Crète. Et j'en tombai immédiatement amoureux.
Oh, j'avais bien, avant de venir, quelques idées éparses sur le lieu : le paradoxe d'Euclide, pour commencer, selon lequel Epiménide, un orateur crétois, aurait annoncé que tous les Crétois étaient des menteurs. Il s'agit là d'un énoncé impossible, à rendre fou. Je me souvenais aussi de l'histoire de Zeus enfant, caché dans une grotte du mont Ida et nourri au miel d'abeilles et au lait de la chèvre Amalthée. Enfin, je connaissais l'épopée du Minotaure : de sa naissance improbable du ventre de la reine Pasiphaë, enfantée par le sperme d'un taureau blanc, à sa mort d'un coup de massue ou d'épée asséné par Thésée. Mais surtout, je m'étais passionné des péripéties de cette histoire : la construction du labyrinthe, la série de tromperies et perfidies qui avaient conduit à la mort de la créature innommable, portant pourtant le joli nom d'Astérion, la punition de Dédale, le triste sort d'Icare, plus ambigu qu'il n'y paraît en première lecture et enfin, le rôle étrange d'Ariane.
Ariane, ça se dit Ariadné en grec.
Et, maintenant que je me suis rendu sur les lieux de sa jeunesse, où j'ai vu, du tarmac de l'aéroport d'Heraklion, les contours bleutés de l'île de Naxos, où elle aurait été abandonnée par Thésée, j'ai acquis la certitude qu'Ariane/Ariadné était une fieffée menteuse.
Ariadné ment de toutes les lettres de son nom. Alors, passons, si vous le voulez bien chacune de ces lettres au crible de ma pensée folle et incrédule à la fois.
Le premier "A" tout d'abord. A ment. Amant. Oui, l'amant officiel de l'histoire c'est Thésée, ce héros athénien décidé à occire l'horrible créature qui se cache dans le labyrinthe. Imaginez-le, il est à l'entrée de l'édifice ; Ariane vient de lui confier le fil ; il s'élance.
Le "R" ensuite. R ment. Errement. Borgès n'a eu de cesse de le répéter : les labyrinthes n'ont d'autre raison d'être que de nous plonger dans un état de confusion, de nous écarter de la lumière. C'est la forêt obscure du premier chant de l'Enfer de Dante, quand, au milieu de sa vie, il se retrouve au fond d'une forêt obscure, lui interdisant de poursuivre naturellement son chemin, en avançant devant lui, ché la diritta via era smarrita.
Le "I" maintenant. I ment. Hiement. Comme le hiement de la poulie ou de l'anneau que vous pouvez observer sur le tableau du maître des Cassoni Campana. A quoi sert cet anneau fixé à l'entrée du dédale ?
Là, il nous faut marquer un temps d'arrêt. Comme vous le savez, il n'y a plus de trace du labyrinthe de Crète. Il nous faut donc l'imaginer. Et pour l'imaginer, je me réfère à une image et un texte. L'image, c'est celle du labyrinthe dessiné dans le marbre de la cathédrale de Chartres.
Le texte, il émane d'Umberto Eco, lui. Il est extrait du livre De l'Arbre au labyrinthe. Eco y décrit trois sortes de dédales : le labyrinthe classique, celui de Crète, l'irrweg et le réseau.
Sur le premier type, celui qui nous intéresse, il écrit : "le labyrinthe classique, dit de Cnossos, est unicursal: en y entrant, on ne peut qu’atteindre le centre, et du centre, on ne peut que trouver la sortie. Si on « déroulait » le labyrinthe unicursal, il nous resterait dans les mains un unique fil, ce fil d’Ariane que la légende présente comme le moyen (étranger au labyrinthe) de sortir du labyrinthe, alors qu’il n’était en réalité rien d’autre que le labyrinthe lui-même".
Cette phrase m'a troublé.
Alors maintenant regardez à nouveau le labyrinthe de Chartres. Une entrée unique, un parcours unique qui nous conduit irrémédiablement vers le centre, où se "cache" la figure mi-bête mi-homme, une unique voie de retour consistant à suivre le chemin parcouru, mais à rebours cette fois. Le fil ne sert à rien, donc, puisque Thésée ne peut pas se tromper de voie.
Alors pourquoi ce fil, agrémenté de cet anneau auquel il est accroché ? J'émets l'hypothèse qu'il sert plus à Ariane qu'à Thésée. Ariane a besoin de sentir, à travers le bruit que fait l'anneau, si son amant est vif. Eût-elle utilisé une poulie, qu'elle se fût contentée du seul hiement de cette dernière pour être prévenue du sort de Thésée.
Car Ariane veut voir Thésée mort. Cet amant, elle l'a attirée dans ses rets (son réseau de fils) que pour mieux le condamner. Car comment pourrait-elle vouloir la mort de son demi-frère, cette créature avec qui elle avait partagé tant de moments de douceur, cet homme-bête qui savait si bien veiller sur son sommeil, quand, épuisée de leurs jeux, elle s'endormait confiante sous la protection de son regard bienveillant ?
A partir de maintenant, tout se précipite.
Deuxième "A". "A" ment. Amant. Le retour de l'amant. Il vient de tuer la créature.
D. "D" ment. Dément. Ariane sens l'univers s'écrouler sous ses pieds. Après la mort d'Androgée en Attique, voici qu'on lui enlevait un deuxième frère, qu'elle aimait tendrement, celui-ci.
N. Le "N" ne ment pas, lui. Il se suffit à lui-même. Et comme il se conjugue au féminin, il devient cette haine farouche qui dévaste le coeur de la belle Ariane en considérant l'assassin de son frère.
E, enfin. Ou plutôt "é", comme doit se prononcer la dernière lettre d'Ariadné. "é"-ment. Aimant. Car c'était lui l'être aimant, lui, celui que son père voulait exclure, cacher, lui, ce frère si doux, si malheureux, que Borgès a imaginé dans La Demeure d'Astérion attendant avec délectation le bras de celui qui le libérerait de sa sinistre condition. Au point où, Thésée, l'amant utile mais si ignorant devait s'étonner en retrouvant Ariane à la sortie du labyrinthe :
« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu. »
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