Sur la fin de sa vie, entre 1985 et 1986, Italo Calvino se voit confier par la faculté américaine d'Harvard un cycle de 6 conférences au format libre sur la façon dont il voit le devenir de la littérature. Les Leçons américaines sont nées. Les 6 thèmes s'intitulent "légèreté", "rapidité", "exactitude", "visibilité", "multiplicité" et "consistance". Malheureusement, comme la camarde emporte l'écrivain avant qu'il n'ait conclu son cycle de conférences, il ne nous restera que les 5 premières à nous mettre sous la dent.
Au fil de ces conférences, dont la lecture est pure merveille, Italo Calvino nous met en garde contre la tyrannie de l'image. Il le fait avec cette délicatesse qui le caractérise si bien, avec cet art de dire les choses sans jamais appuyer, comme s'il avait peur de briser le charme par une expression trop lourde, une volonté trop péremptoire de vouloir convaincre. Il est l'écrivain de cette légèreté, qu'il nous invite à embrasser en nous rappelant la façon dont Persée, le vainqueur de Méduse, aménage sur le sable un lit d'algues avant de déposer avec le plus grand soin la tête coupée de sa victime.
Alors que dit Calvino sur l'image ?
Il énonce qu'elle est cette matière première dont nous nous nourrissons pour laisser vagabonder notre imagination. Elle est l'aliment indispensable de notre "alta fantasia", de cette haute imagination que nous déployons pour comprendre le monde.
Dans la leçon sur l'exactitude, il définit ce qu'il entend par se terme. Il y voit la conjonction de trois choses, je cite :
1) un canevas de l'oeuvre bien défini et bien calculé ;
2) l'évocation d'images visuelles nettes, incisives, mémorables (...) ;
3) un langage le plus précis possible du point de vue du lexique et du rendu des nuances de la pensée et de l'imagination (1).
Des images, donc. Certainement, mais pas n'importe lesquelles. Quelques lignes après avoir défini la notion d'exactitude, Calvino évoque la peste que représente le langage vague, imprécis, qui émousse toutes les significations et entraîne perte de sens et d'immédiateté. Il y associe cette pluie d'images que nous imposent les grands médias, sans qu'aucune nécessité ne l'impose. Des images qui s'évanouissent aussi vite qu'elles ne sont apparues, laissant derrière elles juste un arrière-goût d'eau saumâtre, ou, pour reprendre les termes de l'auteur, une "sensation d'extranéité et de malaise" (2).
Plus loin, à la leçon sur la visibilité, Italo Calvino ira un cran plus loin dans l'explication :
"Si j'ai inclus la Visibilité dans la liste des valeurs à sauver, c'est pour avertir que nous courons le danger de perdre une faculté humaine fondamentale : le pouvoir de visualiser des figures les yeux fermés, de faire jaillir des couleurs et des formes à partir de l'alignement de caractères alphabétiques tracés sur une page blanche, de penser par images." (3)
Pour garder pleine et entière cette faculté libératrice de notre imagination, l'auteur nous invite à cultiver notre maîtrise des mots et des lettres qui les composent. Il se défie des images prêt-à-penser et nous enjoint de faire effort pour allumer avec le simple artifice des mots les étincelles qui enflammeront le brandon de notre imagination assoupie.
De façon inattendue, j'ai eu la confirmation des propos d'Italo Calvino en parcourant l'analyse de Mary Meeker sur les tendances internet de l'année 2019. A la page 88 de son jeu de 334 diapositives, elle illustre l'idée de la prééminence de l'image sur le texte en juxtaposant l'image de canetons se jetant à l'eau...
... à celle d'un texte de mille mots décrivant les moeurs des malards.
Où est le subterfuge ?
En regardant l'image, la réaction fuse : "Oh ! Comme ils sont mignons !" De l'émotion à l'état brut. Pas le moindre effort de pensée n'est requis. Gratification immédiate. Zéro effort.
En entreprenant la lecture du texte, en revanche, tout commence par un effort. Celui de lire. Ce n'est qu'après avoir lu quelques lignes que survient la gratification. Et avec la gratification issue de la compréhension, vient la capacité à créer des images. L'imagination est en marche. L'image de l'étang se dessine dans votre esprit. Vous l'agrémentez de joncs, d'anophèles, de nénuphars. Et c'est dans ce décor que vous aurez créé par la force de votre esprit, que vous allez lui donner vie en le peuplant d'une cohorte de canards colvert. La gratification est complète, riche, multi-formes. Elle provient pourtant d'un effort initial. Cet effort même que les vendeurs d'images toutes faites prétendent vouloir vous épargner afin que vous accédiez immédiatement au stade de l'émotion, sans même activer votre pensée. Critique ou non.
Et qui dit primat de l'émotion sur la pensée, dit aussi soumission de la conscience à l'autre, au fournisseur d'images. En abdiquant nos facultés d'imagination aux producteurs d'images, nous acceptons de devenir esclaves des images des autres.
Vous aurez aussi sans doute remarqué qu'Italo Calvino cite la visibilité comme une "valeur à sauver".
Quand j'avais lu pour la première fois ce texte, je m'étais dit que l'écrivain italien était un rien alarmiste.
Pourtant, il y a quelques semaines, quand un grand organe de la presse libre américaine a décidé de censurer la parution des images porteuses de sens créées par les caricaturistes, je me suis rappelé les propos d'Italo Calvino. Je suis allé reprendre son petit livre. Je l'ai amené avec moi dans l'avion qui devait me conduire aux Etats-Unis. Je l'ai relu. Et j'ai souffert en me disant qu'avec ce geste insensé, le grand journal new-yorkais laissait encore plus de champ libre aux chaînes de télévision faisant leurs choux gras de la diffusion d'images trompeuses, fallacieuses, pour ne pas dire tout bonnement mensongères.
Plus de 30 ans après la mort d'Italo Calvino, ses leçons n'ont pas pris la moindre ride. Bien au contraire, elles sonnent comme un rappel à l'ordre, une sommation délicate mais ferme à toujours plus de vigilance face à ce phénomène déprimant de voir la démocratie se déliter toute seule, dans une indifférence aussi totale qu'assourdissante.
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(1) Dans "Leçons américaines", Italo Calvino, Folio n°6555, p.86
(2) op. cit. p.88
(3) op. cit. p.134
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