A l’âge de l’insouciance, je me souviens avoir dansé sur des rythmes de kizomba dans une boîte angolaise près du Largo do Rato à Lisbonne. C’est aussi dans cette discothèque que j’ai bu le meilleur café du monde, un café qui, m’a-t-on dit, était réputé rendre fou.
A cette époque, l’Angola était pour moi un pays mythique, situé aux confins de mon imaginaire, là où la réalité n’avait plus de prise, là où tous les rêves étaient permis. Ô, bien sûr, j’avais lu Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes. J’avais pu me rendre compte à la lecture de ces pages hallucinées combien la vie avait pu y être rude, cruelle, odieuse, sanguinaire. Mais voilà, j’avais 25 ans. Les guerres coloniales me semblaient appartenir à un passé lointain. J’étais amoureux. Et je découvrais le monde.
Depuis, beaucoup d’eau s’est écoulée dans le fleuve de ma vie. Et jusqu’à récemment, l’Angola était sorti de ma mémoire, comme un lointain souvenir, une douce fantaisie me rappelant des déhanchements sensuels, un rhum capiteux et des petits matins blêmes à se tenir la tête entre les mains. Bien sûr, mon cousin m’avait parlé de la violence brutale de la Ilha de Luanda, ce cordon littoral faisant face à la capitale où margoulins, proxénètes, filles stipendiées, cadres du pétrole en goguette et agents secrets en maraude se côtoient sans se rencontrer, où les coups de couteau se distribuent aussi facilement que les abraços, où la musique est trop forte pour entendre le râle d’amour si bien simulé ou le cri étouffé de celui qui ne s’attendait pas à mourir si tôt. Bien sûr, j’avais entendu mille histoires sur ce pays étrange, à la croisée des chemins de la concupiscence capitaliste, du romantisme communiste et de la misère réelle. Et je me souviens aussi, une fois à Miami, avoir entendu parler de ce lointain pays dans la bouche d’un taxi cubain, qui avait décidé d’émigrer aux Etats-Unis après avoir été envoyé comme soldat en Angola, pour protéger l’accès aux réservoirs de la maison Exxon. Quitte à travailler pour les Américains, s’était-il dit, autant le faire directement aux Etats-Unis et non sous l’uniforme d’un soldat de l’internationale communiste !
Mais le choc, je le reçus il y a trois ans, quand, alors que je visitais Cuba avec ma belle, je me trouvai nez à nez avec Raúl Q., le gardien de la basilique de Saint-François d’Assise dans le cœur historique de La Havane.
Raúl Q. me fut désigné comme le grand ordonnateur de la basilique. Dès que je posais une question sur l’édifice, ce que ce joyau de la vieja España pouvait encore représenter dans le contexte du Cuba des frères Castro, je me faisais diriger vers Raúl. Pas Castro, vous l’aurez compris, mais mon singulier Q. Je le trouvai dans une salle du premier étage au-dessus de l’ancien couvent. Il tenait une galerie faisant figure de cabinet de curiosités, qui n’avait rien à envier à l’atelier du fameux Q des James Bond, interprété par Desmond Llewelyn. J’engageai le dialogue avec Raúl. Alors que je lui posais mes questions, je me rendis vite compte que ces dernières l’agaçaient. Il me regardait d’un air mauvais et faisait rouler ses biceps impressionnants pour me faire comprendre qu’il ne fallait pas aller plus loin. Quand il ne me démontait pas du regard, il hurlait à ma face des phrases comme « Fidèle ! Je resterai toujours fidèle. Fidel ! Tu m’as tout donné. Ma vie t’appartient. »
Même si je trouvai l’attitude de mon interlocuteur un rien étrange, je m’efforçais de rester aussi flegmatique que possible. Je continuai de lui poser mes questions. Les yeux de Raúl me lançaient des éclairs de feu ; il continuait de vociférer.
Soudain, je surpris une expression étrange dans son regard, comme un voilement inopiné, un décrochage subreptice. L’exaltation quittait ses yeux, qui prirent alors forme humaine. Sa voix s’adoucit. Commença alors un monologue étrange fait d’éclats épars, de demi-phrases interrompues sous le poids d’une émotion que je voyais si difficile à canaliser chez mon interlocuteur : « J’avais dix-sept ans… J’ai été envoyé là-bas en Angola… à Cuito Cuanavale… les avions passaient tout le temps… le bruit… le fracas… j’avais peur… »
Puis, subitement, comme rappelé à l’ordre par un commandement muet, Raúl se raidit. A nouveau, je vis la lueur folle investir ses yeux. A nouveau, je dus endurer le serment d’allégeance : « Fidèle ! Je resterai toujours fidèle. Fidel ! Tu m’as tout donné. Ma vie t’appartient. »
Et puis, rebelote, le regard redevint vitreux, la voix se remit à trembler :
« … les hommes tombaient… le bruit était total… les bouches déformées… les corps culbutés… désarticulés… les râles d’agonie restés inaudibles… trop de bruit… toujours ce bruit… l’enfer sur terre.»
Pendant près d’une demi-heure, j’écoutai le récit halluciné de Raúl Q., envoyé, à peine sorti de l’enfance, pour combattre, fusil en main, sous la mitraille des avions de l’armée sud-africaine, discrètement assistée par la CIA et même par le tristement célèbre Service Action de nos propres services secrets.
A la fin de son monologue alternant récits décousus de combats et serments d’allégeance inconditionnelle à Fidel, ne sachant trop comment m’éclipser, j’avisai une sébile en face de moi. Profitant d’un moment d’exaltation et de confusion créée par l’arrivée de nouveaux badauds dans l’atelier, je glissai un billet de 5 dollars étatsuniens dans la fente de la sébile et jouai les filles de l’air.
Quelques secondes plus tard, alors que je cheminais dans les allées du couvent de la basilique pour retrouver ma belle, j’entendis derrière moi une porte claquée avec violence et un appel comminatoire poussé d’une voix tonitruante : «¡Espere!»
Je me retournai et me figeai. Raúl Q. se dirigeait vers moi d’un pas résolu. Plus il s’approchait, plus je sentais une peur inquiète m’envahir et moins j’étais capable de bouger. Arrivé à ma hauteur, Raúl se jeta littéralement dans mes bras et me gratifia de cet abrazo bien hispanique qui a tant le don de mettre mal à l’aise les Anglo-saxons, si peu accoutumés aux contacts charnels directs. Après m’avoir serré dans ses bras au point de m’asphyxier, Raúl me dévisagea avec une expression de haine et de reconnaissance mêlées. De sa voix puissante, il me demanda : « Tu as la moindre idée de que tu viens de faire là ? »Décontenancé, je balbutiai un « No sé » sans conviction. Il me rétorqua alors : « Tu viens de me donner la possibilité de donner du poulet à manger à mes enfants ce soir ». Terrassé par l’énoncé de cette phrase, Raúl m’enserra de plus belle et sanglota sur mon épaule. Au bout de quelques secondes, il dénoua l’étreinte, me fixa de son regard baigné de larmes, puis, sans semonce, me tourna le dos et rebroussa chemin vers son antre.
C’était il y a trois ans.
Mais alors que l’Angola reprenait tranquillement sa place dans mon imaginaire, le mot devait pourtant se rappeler à mon bon souvenir il y a à peine deux semaines. Lors d’un diner avec Lise, une amie de ma belle, je fis la découverte du Louisiana State Penitentiary, soit le pénitencier de l’état de Louisiane. Le Louisiana State Penitentiary est la seule prison habilitée à appliquer la peine de mort en Louisiane. On y trouve un tristement célèbre couloir de la mort avec, à son bout, la chambre d'exécution.
Lise m’expliqua qu’avec une superficie de 73 km carrés et une population de près de 5.000 détenus, c’était la plus grande prison de haute sécurité des États-Unis. Elle me dit aussi qu’elle rêvait d’y amener ses enfants pour assister au rodéo annuel où les détenus défiaient des taureaux déchainés en échange de pépètes sonnantes et trébuchantes ou de remises de peine.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Pour comble de cynisme, elle me narra que les locaux avaient donné un petit nom à cette prison ; ils l’appelaient Angola en référence à ce qui fut, bien avant le Nigéria actuel, le premier bassin de « recrutement » d’esclaves africains au début du XVIIème, acheminés ensuite à travers l’océan pour alimenter ces fameuses colonies de la Nouvelle Angleterre, qui, à la fin du XVIIIème, agacées par la pression fiscale exercée par la puissance tutélaire, s’insurgeraient et donneraient naissance aux Etats-Unis.
L’Angola avait refait surface dans mon esprit et, avec lui, une nouvelle page tragique venait de s’imprimer dans mes neurones.
Mais ce n’était pas fini.
Trois jours plus tard, lors de mon voyage de retour en Europe, un problème technique sur l’avion qui devait me ramener sur Paris me contraignit d’effectuer une étape imprévue à New York où je passai une (courte) nuit dans un hôtel de Manhattan. Au petit matin, juste avant de prendre la navette nous reconduisant à l’aéroport, j’emportai l’exemplaire du journal USA Todaydu week-end. Et là, en première page, qu’est-ce que je vois ? Un dossier complet intitulé « 1619: The long road home », avec un sous-tire : ‘‘Were Wanda Tucker’s ancestors America’s first slaves? A difficult search for answers in faraway Angola.”
Pour Wanda, c’est l’histoire d’un retour aux sources, 400 ans après que ces ancêtres avaient effectué, en cale de navire et enchaînés, la grande traversée transatlantique vers le continent américain. Dans l’article, Wanda exprimait sa joie de découvrir le pays de ses lointaines origines, mais aussi le malaise de s’y sentir étrangère par la langue, quand, dans son pays de résidence, elle sentait encore, dans le regard de certains blancs bien-pensants, la sourde désapprobation que lui valait le pigment noir de sa peau.
C’est peut-être ça l’Angola. Un pays où il est impossible de rester, même quand on y va de son plein gré. Mais un pays qui laisse une trace indélébile dans la chair de ceux qui en ont foulé le sol. Repoussoir d’un côté, mais berceau de l’autre. A la fois source de traumatisme et terre d’éveil. Car qu’il s’agisse de mon taxi cubain de Miami, de Raúl Q. de La Havane, des danseurs de kizomba de Lisbonne, de mon cousin bâtisseur de navires pour l’industrie du pétrole, de Lise ou de Wanda Tucker, leurs regards s’animent à la seule évocation du terme Angola. Et tous ont des histoires fascinantes à raconter autour de « leur » Angola.
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