Je n’ai jamais mis les pieds à Téhéran.
Mais depuis le 8 septembre dernier, j’ai mis les pieds sur Téhéran. Ou plus exactement sur ses enfants.
C’était le dernier jour de l’exposition Prince.sse.s des villes au Palais de Tokyo. Par chance, je me trouvais dans un groupe animé par un guide étonnant, rompu aux charmes de la maïeutique. Plutôt que de nous faire survoler les 50 artistes exposés, il avait décidé de nous faire découvrir deux œuvres : Lost Tune de Reetu Sattar, une mélopée lancinante dénonçant la stupidité du nationalisme hindou triomphant dans un parc de la très musulmane Dacca et l’installation de Farrokh Mahdavi, artiste de Téhéran.
Au début, je ne me suis pas méfié. Au mur, je voyais des visages rose guimauve tirant par endroit sur du cerise, du magenta ou, dans la clarté, sur du rose cuisse de nymphe voire coquille d’œuf. A première vue, ces visages avaient un côté enfantin, avec, il faut quand même bien le reconnaître un brin d’étrangeté.
Et puis, le guide nous fit remarquer que le sol était marqueté de tableaux représentant d’autres visages roses. Et là, il nous adressa ce message comminatoire : « Allez-y. Marchez dessus. »
A ce moment, je me dit que cet arrêt sur l’installation de Farrokh Mahdavi était des plus bizarre. Pourtant, de conserve avec les autres membres du groupe, je me mis à piétiner les tableaux. Au premier tableau, je trouvai cela amusant. Au deuxième, je sentis une contraction au ventre. Au troisième, je fus envahi d’une sensation d’écoeurement. Au quatrième, sans y réfléchir, mon corps fit quelque chose d’inattendu : un pas de côté pour éviter d’écraser le visage à terre. A partir de ce moment, je n’eus qu’une hâte : quitter la salle pour ne plus être habité de cette sensation d’infliger le mal, de piétiner des enfants.
Le guide nous ramena à lui et nous posa la question suivante : « Qu’avez-vous ressenti ? » Plusieurs personnes firent état du même malaise. Le guide nous demanda alors de regarder avec attention les tableaux. Puis, il voulut que nous énoncions l’âge des personnages représentées. Chacun y alla de sa réponse. Une grande hétérogénéité se dégagea des réponses. Pour certains, c'étaient des enfants comme l’évoque le rose de leur chair ; leur âge n'excédait pas les 8-9 ans. Pour d’autres, il s'agissait d'adultes comme pouvait le suggérer la forme allongée de leur visage ou des traces de bâton rouge sur leurs lèvres.
Au débotté, le guide nous demanda si les personnages – enfants ou adultes – étaient de sexe masculin ou féminin. Et là, nous nous regardâmes hébétés. Force était de constater que les marques renvoyant au genre étaient absentes : pas de pilosité faciale, pas de ride, pas de sourcils, pas de cheveux…
Et puis, il y avait ces yeux. Des yeux exorbités remplis d’effroi.
Le guide nous parla alors de Farrokh Mahdani, l’artiste. En guise d'activité alimentaire, il travaillait dans une morgue de Téhéran. Il nous incita à penser au discours sur le corps en vogue depuis l’arrivée des ayatollahs au pouvoir : le port du tchador rendu obligatoire. Le couvert, le découvert, le décent, l’indécent, tout se basculait dans ma tête. Jusqu'au souvenir désormais lointain du choc ressenti à la vue de Persépolis, le film de Marjane Satrapi.
Ou, beaucoup plus récemment, la lecture de ce très beau portrait dans Libération de Golshifteh Faharani, la grande actrice iranienne, à qui un passant dans la rue jettera de l’acide pour cause de tenue jugée trop indécente.
Car la voilà la grande peur. Celle du visage, de la sublime beauté du corps féminin et de ce qu’il dit de nous, de notre sexualité, sans cesse questionnée.
Avant de nous laisser, le guide nous dira que, dès le lendemain, dès la fermeture de Prince.sse.s des villes, Farrokh Mahdavi récupèrerait ses visages roses piétinés et en ferait le support d’une future exposition.
En quittant le Palais de Tokyo à la soirée tombante, je me demandais ce que ressentiraient les visiteurs à venir, confrontés à la vue de ces visages de cire rose, souillés du poids de grisaille causé par le piétinement collectif de notre indifférence.
Commentaires