Quand j'étais petit, j'admirais terriblement ma maman. Elle savait tout faire ma maman : gagner de l'argent, faire à manger, nettoyer la maison et, ce que je préférais de loin, me donner sur le coup des 9h du soir pétantes le tendre baiser après lequel j'allais pouvoir m'abandonner au sommeil.
Alors vous pensez bien que la dernière des choses que j'aurais désiré faire à cet âge-là, c'était la décevoir. C'est pourtant ce que je fis. Et un nombre de fois incalculable. Et tant, qu'il m'est impossible de me souvenir aujourd'hui de toutes les situations où, après avoir découvert un de mes écarts, frasques ou manquements, elle laissait se dessiner une moue de déconvenue et de réprobation mêlées à la commissure de ses lèvres.
Je me souviens pourtant comme si c'était hier de la première fois où je l'avais déçue. Je devais avoir dans les 6-7 ans. J'étais à l'école communale. En classe, l'instituteur nous avait demandé ce que nous aimions faire quand nous avions un moment de libre. J'avais répondu : observer les araignées tisser leur toile dans ma chambre. Surtout, avais-je rajouté, quand, tôt le matin, alors que la persienne n'était pas encore ouverte, la lumière se glissait à travers l'assemblage à claire-voie de lamelles inclinées et que je la voyais faire scintiller par intermittence les fils de la toile, au gré du moindre souffre d'air. Tout le monde s'était mis à rire, y compris mon instituteur. Je n'avais pas compris ce qu'il y avait de drôle dans mon propos. Alors, comme toujours quand quelque chose m'échappait, je m'étais renfermé dans ma coquille en me promettant d'en parler plus tard à ma maman pour découvrir en quoi ce que j'avais dit pouvait être risible.
C'est ce que je fis. Mais alors que je m'attendais à une explication douce, je vis le visage de ma maman se rembrunir. Sur un ton de vif reproche, elle me dit : "Je comprends que tout le monde ait ri... Que vont-ils penser de nous ? Que nous vivons dans une masure sans hygiène ? Que nous n'avons aucun sens de la propreté ?" Mon incompréhension initiale devant le rire de mes petits camarades venait se doubler d'une nouvelle couche de perplexité. "Mais en quoi les araignées étaient-elles sales ?", devais-je me demander en mon for intérieur.
La question resterait en suspens jusqu'à ce jour d'automne de l'année dernière où je me rendis au Palais de Tokyo, pour voir l'exposition "On Air" de l'artiste environnemental Tomás Saraceno. Pour tout vous dire, je ne savais pas bien à quoi m'attendre. Alors quel ne fut pas le choc, quand, entrant dans la première salle, je me retrouvai plongé dans l'obscurité la plus totale, entouré d'une quantité incroyable de toiles d'araignées aux formes les plus échevelées.
Mais je n'étais qu'au début de mes surprises. Au fur et à mesure que je m'engageais dans les différentes salles, je m'aperçus que les araignées - les grandes vedettes de l'exposition - servaient de sésame pour aborder toutes les dimensions sensorielles de notre présence au monde. Si le premier choc avait été visuel, je fus fasciné par la transcription graphique des mouvements de l'air - aux formes de toiles...
... ou par la capacité à composer des mélodies en faisant vibrer les fils comme autant de cordes d'un instrument à vent.
Au fur et à mesure que j'avançais, je laissais se développer en moi une sensation presque érotique de reconnaissance devant la beauté du monde. J'étais arrivé avec le regard conquérant de l'homme occidental, maître de la création et de ses lois ; je me sentais maintenant tout petit après m'être émerveillé devant les réalisations et les talents de ces compagnons de nos âtres, j'ai nommé les araignées.
Je baignais dans un monde sans frontière où mythologie, poésie et science se répondaient sans s'exclure. La science, d'abord, avec ces appareils étranges qui engendraient de la musique en fonction du déplacement de la poussière dans les entrelacs de toiles. La mythologie, avec l'histoire de la pauvre Arachné qui croyait pouvoir surpasser une déesse de l'Olympe dans l'art du tissage, ou encore celle de l'araignée qui sut sauver la vie du Prophète Mohammed quand sa vie ne tenait qu'à... un fil. La poésie, enfin, partout présente, des haïkus de Bashō...
de quelle voix,
et quelle chanson chanterais-tu, araignée,
dans cette brise d’automne ?
... aux vers de Pablo Neruda, extraits du recueil Vaguedivague :
je veux bavarder avec l’araignée :
je veux qu’elle me tisse une étoile.
En sortant de l'exposition, je devais me rappeler ma mésaventure de petit garçon ce jour où sans le savoir, j'avais compromis la réputation de ma maman en sa qualité de maîtresse de maison. Je souriais à ma naïveté d'alors, mais saluais aussi la perspicacité de l'enfant que j'avais été et qui avait su reconnaître ce que les araignées véhiculaient de divin et de merveilleux. Négligemment, je feuilletai le prospectus de l'exposition. Je repérai alors cette belle question posée par la commissaire de l'exposition, Rebecca Lamarche-Vadel :
"Qu'est-ce que l'araignée dit de nos intérieurs ?"
Facétieuse, elle rajoutait :
"De tous nos intérieurs ?"
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PS : Pour ceux d'entre vous qui voudraient se faire une idée plus précise de l'exposition "On Air", je vous invite à voir la vidéo où Tomás Saraceno présente son projet (ici) et celle où Rebecca Lamarche-Vadel décrit l'éventail des clés à utiliser pour décrypter le parcours de l'exposition (là).
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