Hier, je me suis rendu à l'Odéon avec mon grand fils J. pour assister à une interprétation des Mille et Une Nuits, telle qu'imaginée par Guillaume Vincent.
A la fin de la représentation, alors que nous descendions ensemble la rue de l'Odéon pour nous rendre à la station éponyme, je t'ai posé la question : "As tu aimé ?". Tu m'as adressé une réponse aussi polie qu'ambiguë, mais la moue sur ton visage me laissait entendre que tu n'avais pas du beaucoup apprécié la pièce.
Je me suis tu alors, pour ne pas t'affliger de toutes les choses qui avaient affleuré dans mon esprit à la vue de ce spectacle à la fois si moderne et si respectueux de l'esprit duكتاب ألف ليلة وليلة ,le Kitāb Alf Laylah wa-Laylah, soit littéralement, le "livre des mille nuits et une nuit", que nous avons traduit en français par « le livre de mille et une nuits ».
Voyant ta mine peu enthousiaste, je ne t'ai pas entrepris sur tout ce que j'adorais dans le Livre et tout ce que j'avais aimé dans la pièce.
Je ne t'ai pas raconté ce que le nom du livre en arabe contenait de double sens ne serait-ce qu'entre leألف qui veut dire "mille" (1.000) et leألف de graphie strictement identique qui veut dire "un" (1). Je ne t'ai pas dit entre ces deux termes désignant la profusion d'un côté (le "mille") et l'insécable de l'autre (le "un"), il n'existait qu'un souffle de différence. Je ne t'ai pas assommé sur le fait que cette différence de souffle entre le ("alf" pour dire "mille") et le ("alif" pour dire "un") nous indiquait qu'il fallait aiguiser nos oreilles, que le titre s'écrivait comme une prière à faire preuve d'une grande attention. Je ne t'ai pas non plus abreuvé des commentaires que le grand Borgès, adorateur du Livre dont il avait lu un nombre de traductions différentes, pensait du titre.
Je me souviens t'avoir parlé, avant de pénétrer dans la sublime salle du théâtre de l'Odéon, des étranges propriétés du nombre 1001, de l'axe de symétrie qui le coupait en deux, qu'autour de cet axe de symétrie se déployait un palindrome numérique fait de zéros et de uns, comme ce monde digital dans lequel tu es né. Je sais t'avoir dit ma surprise quand j'ai constaté que 1001 était divisible par 11, encore des 0 et des 1, des 1 surtout. Je t'avais indiqué la décomposition en facteurs premiers de 1001, (1x)7x11x13. Le 11 en pivot. A sa droite, le 13, le nombre de la chance, du destin, de ce mektoub, signifiant "c'est écrit" en arabe. A sa gauche, la présence du chiffre 7, qui nous renvoie au temps qu'il a fallu à Dieu pour s'acquitter de la création du monde. A propos du temps, justement. Je t'avais donné l'étymologie persane du nom des quatre grands protagonistes du conte-cadre : Shahriar (le roi de la cité), son frère Shahzamane (le roi du temps), Sheherazade (la fille de la cité) et sa soeur Doniazade (la fille du monde), pour te laisser entendre que ce livre de contes avait à voir avec le temps et l'espace.
As-tu senti alors que je voulais te faire toucher du doigt le fait que le temps était à l'homme, quand / là où l'espace appartenait aux femmes ? As-tu vu que le point d'intersection entre le monde des hommes et celui des femmes était la cité, ce lieu où leurs univers se croisent, où ils n'ont d'autre choix, d'autre destin, que celui de se côtoyer - pour le meilleur et pour le pire ?
Sur le chemin qui menait vers la statue de Danton, puis dans les boyaux du métro où j'ai changé mon itinéraire habituel pour rester encore un peu plus longtemps avec toi, j'aurais aimé te parler de la progression proposée par le livre au fil des mille et une nuits : le temps du deuil, celui qui part de la mort et ramène à la vie, celui qui va de la conviction de Shahriar selon laquelle les femmes, infidèles par nature, ne méritent que la mort à l'adhésion pleine et entière à la vie, quand, sur la fin, il découvre avoir vécu plus de trois ans avec Sheherazade, s'être enivré de ses récits et lui avoir donné trois enfants. Les Mille et Une Nuits, mon fils, c'est le chemin qui part de la mort et conduit vers la résurrection à la vie. Et quel est le véhicule de cette mutation ? La femme douée de parole.
J'aurais aussi voulu te raconter avec plus de détails la signification de la rencontre entre les rois cocus et la captive de l'éfrit, avant que Shahriar ne conçoive son plan diabolique d'épouser chaque soir une vierge, de la déflorer dans la nuit pour la (faire) tuer au petit matin. Je sais t'avoir évoqué le nombre de sceaux au collier de la captive (570) avant qu'elle ne s'accouple avec les deux rois dépités. T'ai-je parlé de son chantage coquin : "Allons ! Percez-moi de la lance un percement violent et dur ! Sinon, je vais aviser l'éfrit") ? T'ai-je dit, qu'une fois son corps rassasié des coups de lance des deux rois, elle leur avait demandé qu'ils lui remettent leurs sceaux. Fais le calcul, mon fils. 570 + 2 = 572. 572, voilà encore un nombre divisible par 11. Qui plus est, cela fait 11 fois 52, comme le nombre de semaines dans une année. Du temps encore, du temps circulaire. Le temps de la répétition et du malheur. Mais ça, c'était quand Shahriar ruminait (encore du circulaire) sa vengeance meurtrière, avant donc, que la belle Sheherazade ne fasse son apparition.
Oh ! Et puis il y cela aussi que j'aurais pu te dire. As-tu remarqué, mon grand fils, que chaque récit commence par une situation dramatique, mais que la rédemption vient du récit lui-même ? Te souviens-tu de l'histoire du portefaix et des trois jeunes filles ? Les trois hommes borgnes faits prisonniers de leurs hôtesses ne se délivrent qu'en narrant les mésaventures qui leur ont coûté un oeil. Et puis l'oeil, justement. As-tu entendu comme moi cette expression étonnante prononcée par les trois hommes avant d'entamer leur récit ? « Si l’histoire était écrite avec l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect. » Comment la comprendre ?
Et puis, as-tu remarqué, dans l'interprétation très moderne de l'histoire d'Aziz et d'Aziza que nous a donné à voir Guillaume Vincent, combien le fait qu'Aziza ait posé un voile de pudeur et de secret sur la nature de ses sentiments vis-à-vis d'Aziz, l'ont conduite vers le désespoir et la mort ? Car s'il est une leçon que j'ai entendue hier en voyant la pièce avec toi, c'est que, c'est en racontant que nous sauvons nos vies et que nous sauvons la vie. Peut-être le silence est-il d'or, mais il est aussi de mort. La parole, c'est elle qui nous propulse dans l'émotion et la vie. C'est elle qui nous fait sublimer le temps et l'espace. C'est elle, le conduit du merveilleux.
Voilà mon fils. Hier soit, en marchant dans la rue, sur le pavé mouillé du novembre parisien, j'aurais aimé te dire mon emballement. Mais je sais que je t'aurais soulé avec mon flot de paroles, ma logorrhée. Tu as dû sentir ma déception. Car, j'ai décelé un sourire gêné dans ta façon de me faire part de ta déception. Un peu comme si tu étais déçu, tout en voulant éviter de me faire de la peine en me disant que tu étais déçu. C'est tout toi, ça : beaucoup de pudeur, une exquise délicatesse du coeur.
Pourtant, s'il est une leçon à tirer de ces contes merveilleux, enchâssés comme des perles sur un collier ou comme les sceaux d'infortune sur la chaîne de la captive (en passant "collier/chaîne/parure" ne rime-t-il pas avec "captive/servitude/femme" ?), je crois que c'est tout simplement le fait que la parole libère, la parole guérit. C'est peut-être même notre seule thérapie à la douleur de vivre.
Les maîtres du Talmud le savent bien. Le mot thérapie, d'origine grecque, se dit "teroupa" en hébreu. Toujours dans cette même langue, le remède se dit "teroufa". Il apparaît une fois dans la Bible hébraïque, plus exactement dans un passage du livre d’Ezéchiel où il est question d’arbres fruitiers dans un jardin ainsi que de leurs fruits servant de nourriture et de feuilles servant de « remèdes ». Tu le sais, je te l'ai déjà dit, les sages du Talmud adorent discuter des liens entre les mots. Alors, tu penses bien qu'une homophonie aussi forte (teroufa, teroupa, thérapie) aura suscité bien des recherches et des triturations à base de lettres. Et ils sont arrivés, à force de torsions multiples, à casser le mot en deux. Ils en ont conclu que teroupa, le remède, c'était l’agrégat de deux mots qui, regroupés à nouveau, signifiaient « délivrer la bouche ». Nous y voilà. La thérapie, ce serait tout simplement l’art de libérer la bouche pour se soigner. Freud n'aurait pas dit mieux...
A la découverte de son cocufiage, au début du Livre, Shahriar bascule dans la folie sanguinaire. Il est malade. Conte après conte, Sheherazade, la femme culte au verbe leste va libérer le roi. Il pourra renaître à la vie. Et, à la fin du conte, avec la guérison du roi, c'est la cité tout entière qui peut se réjouir ; l'espace et le temps peuvent se déployer en harmonie.
Voilà, mon fils, un tout petit extrait de ce que j'aurais aimé partager hier soir avec toi.
Mais ce n'est que partie remise, car après chaque nuit merveilleuse, vient une nouvelle nuit, source d'un émerveillement sans cesse régénéré.
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PS : Ce billet a été publié initialement sur le blog L'Art de Raconter, ici.
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