Si je devais choisir un livre à emporter sur une île déserte, ce serait Les Mensonges de la nuit de Gesualdo Bufalino. Mon choix est clair, déterminé, sans appel. Pourtant, il me resterait, au moment d’emporter le livre avec moi, à faire un choix cornélien : devrai-je prendre la version originelle, dans cet italien précieux et métissé d’expressions vernaculaires siciliennes, ou bien, dans sa version magnifiquement traduite en français par Jacques Michaut-Paternò ?
J’ai toujours été embarrassé par cette question.
Oui, c’est vrai, il est impossible de sentir pleinement une œuvre sauf à l’aborder dans le format de sa genèse, dans la langue qui l’a inspirée. C’est au nom de cette aspiration profonde qu’Erri De Luca a appris l’hébreu pour aborder le Pentateuque, au point d’en devenir un exégète subtil. Et puis, il est tout aussi vrai qu’une traduction s’assimile à une trahison, comme il est coutume de le dire en italien, justement : Traduttore, traditore.
Pourtant, mon niveau d’italien ne me permet pas d’apprécier toutes les nuances du verbe, ô combien riche, utilisé par l’auteur. Je préfère donc me laisser gagner par le rythme d’une traduction fluide dans ma langue maternelle, plutôt que de buter comme un malheureux sur tel ou tel mot dont le sens m’échapperait. Enfin, les trahisons induites par les traductions sont aussi porteuses de sens. Umberto Eco aimait à travailler avec ses traducteurs dont il maîtrisait l’idiome. Il racontait combien, au moment de la traduction du Nom de la Rose, il avait détesté ses échanges avec son traducteur américain, obsédé par l’idée de raccourcir autant que possible le texte d’origine pour le rendre digeste à un lectorat pressé. Il témoignait de la tristesse de son traducteur anglais, qui, à rebours de son collègue américain, regrettait ne pas posséder un lexique suffisant pour rendre compte de la diversité des plantes et de la variété des effluves du maquis méditerranéen entourant la belle abbaye bénédictine servant de décor au roman. Mais il parlait aussi du plaisir immodéré éprouvé aux côtés de son traducteur en langue française. Maîtrisant parfaitement notre langue, Umberto Eco aimait évoquer les joutes auxquelles il se livrait pour décider du choix de tel mot, telle expression, tel rythme de phrase. Il disait ressentir un plaisir encore plus grand que celui de l’écriture et avait même avoué, sur ce ton badin qui le caractérisait si bien, où la boutade le disputait au sérieux, que la traduction en français du Nom de la Rose était meilleure que le texte originel en italien. Car une traduction est aussi une création nouvelle ; elle consacre les épousailles entre une histoire, son auteur et un support lexical. Trahison ? Très certainement puisque nous quittons la pureté du format d’origine. Mais renaissance aussi, puisque c’est un texte nouveau qui se fait jour dans le format de destination. Et dans cette renaissance se cache un apprentissage qui reste à découvrir.
J’eus la preuve de cet apport irréductible de la traduction en comparant un passage qui m’avait tout particulièrement plu à la lecture des Mensonges de la nuit. Dans la profondeur de la nuit, dans l’attente de l’aube qui le conduira à la guillotine pour avoir trahi son roi, le baron séditieux raconte à ses compagnons d’infortune la mort de son frère jumeau, puiné, à l’issue d’un duel. Dans la version originale en italien, il conclut son récit avec ces mots :
« Né altro mi duole, dovendo morire fra poco, se non che, col cadere della mia, cadrà altresì la sua testa. Né altro mi consola se non che, morendo, ciò ch’era scempio e diviso, tornerà a essere unito.[1] »
Traduit par mes soins, cela donnerait quelque chose comme :
« Rien ne me fait plus de mal, devant mourir sous peu, que de savoir qu’avec ma tête, c’est aussi la sienne qui tombera. Rien ne me console plus que de savoir qu’avec ma mort, ce qui était massacré et divisé redeviendra uni. »
Mais voici ce que cela donne sous la plume de Jacques Michaut-Paternò :
« Rien d’autre ne me désole, devant bientôt mourir, si ce n’est qu’avec ma tête tombera aussi la sienne. Rien d’autre ne me console, si ce n’est qu’en mourant ce qui était double et divisé redeviendra uni.[2] »
Entendez-vous la sublime allitération « désole-console » ? Si vous rajoutez à cela que la dernière phrase « ce qui était double et divisé redeviendra uni » n’est autre que la définition du mot symbole, à savoir le rappel de l’étymologie du mot, vous comprenez que l’allitération est lourde de sens, qu’elle a valeur de message. Et ce message n’est ni plus ni moins qu’une invitation subtile, à mots couverts, envoyée par le baron à ses compagnons d’infortune pour qu’ils dénoncent le frère de leur plus grand ennemi - le Roi des Deux-Siciles – juste avant de se présenter devant l’échafaud. Cette confession ultime, ils devront la réaliser à l’aurore, juste au moment où poindront les premiers rayons du soleil, il sole en italien.
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[1] In « Le Menzogne della notte », édition Bompiani, page 72.
[2] In « Les Mensonges de la nuit », édition Cambourakis, page 102.
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