Quand je vivais avec ma compagne au Portugal, à Lisbonne, dans la deuxième moitié des années 80, pour rentrer chez nous, nous passions régulièrement devant des murs couverts de graffiti vantant les mérites de la révolution des œillets. Les drapeaux rouges et les poings levés y figuraient en bonne part à côté des faucilles et des marteaux. C’était une autre époque, politisée et polarisée. Les mots révolution, tyrannie et démocratie y avaient encore un sens.
Depuis lors, au fur et à mesure de mes déplacements à Lisbonne, j’ai vu se faner les couleurs des graffiti de l'Alcântara, au point de devenir à peine visibles. La couleur rouge du drapeau communiste est passée au rose parme, puis a pâli encore avant de disparaître, au moment où le système se brisait dans les gravats du mur de Berlin et où ses idéaux se dissolvaient dans l’effondrement puis la décomposition de l’URSS.
Après les graffiti, ce furent les murs qui furent abattus, car ils puaient la misère des dockers et de la population interlope des ports. A leur place furent érigés des bars et des restaurants branchés pour clientèle fortunée et souvent oisive. Le capitalisme exhibait sa victoire dans l’indifférence blasée d’une jeunesse apparemment plus préoccupée de se soumettre aux exigences de la mode qu’à dénoncer les injustices politiques.
J’ai découvert vhils, alias Alexandre Farto, pour la première fois, sur les murs de Wynwood, un quartier de Miami, jadis siège d’entrepôts et transformé à coups de millions en endroit à la mode. C’était en 2015. Une de ses œuvres de sculpture murale était exposée aux côtés des images les plus célèbres d’OBEY, alias Shepard Fairey, comme le fameux poster ‘Hope’ d’Obama. A l’observation de l’œuvre où je voyais se superposer plusieurs couches de salpêtre et de chaux, je reconnus en sous-jacent le délabrement des murs de Lisbonne ; il ne me faisait aucun doute que l’artiste devait être portugais.
A peine deux ans plus tard, je retrouvais le même tandem d’artistes lors d’une exposition consacrée au street art, dans la ville qui en interdit la pratique : Singapour.
A ce moment-là, je me disais que ces artistes étaient les idiots utiles du pouvoir, qu’ils mettaient leur art au service des puissants de ce monde et étaient prêts à toutes les compromissions pour un peu de popularité et d’argent.
Je devais changer radicalement d’avis l’automne dernier, quand, grâce à David Stuart, un guide brillant qui me fit découvrir les milliers de graffiti exposés en plein jour dans le quartier londonien de Shoreditch. Outre sa vénération absolue pour Banksy, il me fit apprécier nombre d’artistes jusqu’alors inconnus pour moi comme Jim Vision et ses univers oniriques, alo, Anna Laurini et ses femmes rouge baiser, ou encore Roa et ses animaux inquiétants.
Et puis, lors de mon voyage récent aux Açores, une des régions éloignées des cités-monde du global world, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, au détour de mes errements en voiture, de nouvelles œuvres de vhils.
Il y eut d’abord ces deux portraits à Santa Clara, un quartier populaire de Ponta Delgada :
Comme je me demandais qui l’artiste portugais avait représenté sur la façade de cet entrepôt désaffecté, j’eus la réponse ici. Le premier est un pêcheur et le deuxième la personne qui avait aidé l’artiste alors qu’il était perdu à Sete Cidades, un village situé au cœur d’une caldeira enchanteresse occupée par deux lacs aux eaux respectivement bleu azur et vert turquoise.
Mais ma surprise serait encore plus grande quand j'avisai deux autres grands portraits muraux de vhils dans le port de pêche de Rabo de Peixe, sur la côte septentrionale de l’île de São Miguel.
Voici le premier :
Et là le second :
Car quoi de plus opposé au monde « global » que ce gros bourg de pêcheurs de Rabo de Peixe ? En me baladant dans les rues, j’y aurai vu les mêmes casiers en plastique bleus être utilisés par les pêcheurs pour monter leur cargaison de poissons vers les éventaires des poissonneries et servir de luges à la descente pour les enfants de la bourgade. Ici, la pêche s’effectue encore de façon traditionnelle en jetant des lignes à la mer ; les marques « globales » sont parfaitement absentes et les nouvelles du vaste monde sont celles provenant de tel membre de la famille qui aura émigré aux Etats-Unis ou au Canada il y a une cinquantaine d’années.
Alors, voir du vhils ici… J’en suis resté gros Jean comme devant.
En s’exposant ici, en délaissant les visages de personnages illustres pour privilégier des personnes du lieu, l’artiste a réalisé un joli pied de nez au monde « global » dans lequel il est connu et reconnu. Mieux qu’un pied de nez, il a créé un court-circuit parfait où local et global se téléscopent sans rémission. Pour forcer le trait, je dirais même que l’artiste portugais nous avait préparé une jolie queue de poisson mentale. Queue de poisson, voilà l’expression manquante, qui se trouve être par ailleurs la traduction littérale en français de… Rabo de Peixe.
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PS : Pour rester dans une coloration locale, sachez que le village de pêcheurs faisant face à Rabo de Peixe sur la côte sud de l’île de São Miguel est São Roque, aussi appelé Rosto de Cão, ou encore face de chien, en référence à la forme de l’ilot à son large. La coutume voulait que les hommes à face de chien aillent conter fleurette aux femmes à queue de poisson. Je ne sais quelles créatures étranges pouvaient résulter des amours entre les têtes de chien et les queues de poisson. Peut-être des sirènes aux abois…
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