
Em cada esquina cai um pouco a tua vida
(A chaque coin de rue, c'est un peu de ta vie qui s'en va)
- in "O mundo é um moinho" de Cartola
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Depuis Oedipe et l'assassinat de son père Laïos à un carrefour, ces derniers ont mauvaise réputation. Les Cubains, malins, ont décidé de conjurer la malédiction des carrefours en faisant appel à une divinité Yoruba, appelée Eleggua. Eleggua - parfois assimilé à Eshu - est l'orisha des chemins, des carrefours et des portes. Présidant à nos destinées, c'est lui qui nous nimbe de chances ou, au contraire, nous fait connaître l'accident. Vous pourrez le rencontrer aux intersections de l'immanence, sur les chemins de notre passage terrestre, comme vous le trouverez sur la voie de la transcendance, intercesseur entre le monde des dieux et celui de notre vie contingente.
Dans la santeria, c'est à lui qu'on fait appel en premier lors des membés avant d'invoquer les autres divinités. Car c'est lui qui ouvrira les portes de la communication entre les mondes. Rien ne peut être entrepris sans son intercession. Avec Eshu (Exu au Brésil), il incarne la bipolarité du monde, positif et négatif mêlés, yin et yang confondus. Et si Eleggua garde les huis, Eshu est le vagabond porteur des problèmes, des soucis et des maladies contractés dans le monde extérieur.
Prince de nos destinées, il connaît les chemins menant au bonheur ou à la disgrâce. Il incarne la bonne étoile et la mort. Souvent représenté sous les traits d'un enfant détenteur des clefs de notre destinée, il se conduit de façon imprévisible. Toujours muni de son "garabato" - une baguette magique qui n'est pas sans rappelé le thyrse de Dionysos ou la baguette du bateleur épris de bagatelle, c'est à lui qu'il incombe de séparer les branches, d'ouvrir ou de clore les accès de la vie. Eleggua porte entre ses mains d'enfant rieur les méandres de notre destinée ; il en rit.
Pourtant, alors que vous aurez placé un dieu au milieu du carrefour, vous aurez laissé de côté les coins, les esquinas. Car si l'action se déroule au centre du croisement de voies, c'est dans les coins que se déploie l'intention. C'est sur les contours et en particulier les coins, qu'il faut rechercher les mobiles, préméditations et promesses dénouées dont découlent l'action au centre du carrefour.
Et c'est là, que je suis tombé amoureux des Cubains. Car ils ont nommé les coins. Côté soleil, sous la lumière accablante des tropiques, c'est l'espace dévolu à Satan, Lucifer le bien nommé. Infatigable porteur de transparence, c'est lui qui révèlera la vérité des faits, brandira les projecteurs sur la réalité des crimes commis, pour désespérer notre conscience incertaine. En face de lui, à l'abri des avanies de la lumière brutale et de la chaleur, dans l'ombre baignée par la brise, se cachent les frailes, les frères. Encapuchonnés, ils préfèrent l'opaque, le trouble, le mélangé. Face à la figure du Diable qui crie au scandale de la Création, ils opposeront toujours l'avis mitigé de qui sait que la lumière cache autant qu'elle ne révèle et que les choses importantes se nouent dans l'ombre délicate et sont transportées par les brises subtiles.
Dans Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, l'ethnologue, antrhopologue et juriste Fernando Ortiz avance que, à la fin du XVIème siècle, même dans la très catholique Espagne, les frailes ne jouissaient pas d'une image très gratifiante. S'inspirant de l'oeuvre de Vidriera, les Novelas Ejemplares, il recommmande de se méfier du boeuf qu'on a face à soi, de l'âne derrière soi et du frère, où qu'il soit.
S'appuyant sur un dicton populaire, Ortiz ajoute ce conseil : "Si tu veux passer un mois de félicité, tue un cochon, si c'est une année de bonheur que tu veux, marie-toi, mais si tu veux être heureux toute ta vie, fais-toi frère" («Si quieres pasar un mes bueno mata un puerco; si un buen año, toma estado; si vida envidiable, hazte fraile»). Et il termine en ajoutant : le "fauteuil du frère" («sillón frailero») était large et confortable, le "chocolat du frère" («chocolate de fraile») le plus épais, comme celui que vous pouvez goûter à San Ginés à Madrid et la "prune de frère" («ciruela de fraile») la plus savoureuse.
Le frère (fraile) qui se tient à l'abri de la lumière dans les coins des carrefours est un jouisseur. Contrairement au diable, grand avocat de la transparence, austère, il préfère les clairs-obscurs, les zones d'indétermination et de métissage. A l'insistance satanique de représenter le monde sous la forme d'un damier de cases blanches ou noires, il préfère l'ambiguïté des interstices où blanc et noir confondus apprennent à s'apprivoiser par delà l'absolu des leur antagonisme.
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PS : Pour illustrer la présence vivante d'Eleggua dans la Cuba du matérialisme historique, il suffit de considérer les péripéties liées à la reconstruction du marché de La Havane sis à Cuatro Caminos (Quatre Chemins). La découverte d'une pierre magique dans la crâne d'une effigie consacrée à Eleggua met toute la communauté sans dessus dessous pour savoir s'il faut ou non procéder aux travaux de réhabilitation du marché. C'est ici.
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