Quand je vivais avec ma compagne au Portugal, à Lisbonne, dans la deuxième moitié des années 80, pour rentrer chez nous, nous passions régulièrement devant des murs couverts de graffiti vantant les mérites de la révolution des œillets. Les drapeaux rouges et les poings levés y figuraient en bonne part à côté des faucilles et des marteaux. C’était une autre époque, politisée et polarisée. Les mots révolution, tyrannie et démocratie y avaient encore un sens.
Depuis lors, au fur et à mesure de mes déplacements à Lisbonne, j’ai vu se faner les couleurs des graffiti de l'Alcântara, au point de devenir à peine visibles. La couleur rouge du drapeau communiste est passée au rose parme, puis a pâli encore avant de disparaître, au moment où le système se brisait dans les gravats du mur de Berlin et où ses idéaux se dissolvaient dans l’effondrement puis la décomposition de l’URSS.
Après les graffiti, ce furent les murs qui furent abattus, car ils puaient la misère des dockers et de la population interlope des ports. A leur place furent érigés des bars et des restaurants branchés pour clientèle fortunée et souvent oisive. Le capitalisme exhibait sa victoire dans l’indifférence blasée d’une jeunesse apparemment plus préoccupée de se soumettre aux exigences de la mode qu’à dénoncer les injustices politiques.
J’ai découvert vhils, alias Alexandre Farto, pour la première fois, sur les murs de Wynwood, un quartier de Miami, jadis siège d’entrepôts et transformé à coups de millions en endroit à la mode. C’était en 2015. Une de ses œuvres de sculpture murale était exposée aux côtés des images les plus célèbres d’OBEY, alias Shepard Fairey, comme le fameux poster ‘Hope’ d’Obama. A l’observation de l’œuvre où je voyais se superposer plusieurs couches de salpêtre et de chaux, je reconnus en sous-jacent le délabrement des murs de Lisbonne ; il ne me faisait aucun doute que l’artiste devait être portugais.
A peine deux ans plus tard, je retrouvais le même tandem d’artistes lors d’une exposition consacrée au street art, dans la ville qui en interdit la pratique : Singapour.
A ce moment-là, je me disais que ces artistes étaient les idiots utiles du pouvoir, qu’ils mettaient leur art au service des puissants de ce monde et étaient prêts à toutes les compromissions pour un peu de popularité et d’argent.
Je devais changer radicalement d’avis l’automne dernier, quand, grâce à David Stuart, un guide brillant qui me fit découvrir les milliers de graffiti exposés en plein jour dans le quartier londonien de Shoreditch. Outre sa vénération absolue pour Banksy, il me fit apprécier nombre d’artistes jusqu’alors inconnus pour moi comme Jim Vision et ses univers oniriques, alo, Anna Laurini et ses femmes rouge baiser, ou encore Roa et ses animaux inquiétants.
Et puis, lors de mon voyage récent aux Açores, une des régions éloignées des cités-monde du global world, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, au détour de mes errements en voiture, de nouvelles œuvres de vhils.
Il y eut d’abord ces deux portraits à Santa Clara, un quartier populaire de Ponta Delgada :
Comme je me demandais qui l’artiste portugais avait représenté sur la façade de cet entrepôt désaffecté, j’eus la réponse ici. Le premier est un pêcheur et le deuxième la personne qui avait aidé l’artiste alors qu’il était perdu à Sete Cidades, un village situé au cœur d’une caldeira enchanteresse occupée par deux lacs aux eaux respectivement bleu azur et vert turquoise.
Mais ma surprise serait encore plus grande quand j'avisai deux autres grands portraits muraux de vhils dans le port de pêche de Rabo de Peixe, sur la côte septentrionale de l’île de São Miguel.
Voici le premier :
Et là le second :
Car quoi de plus opposé au monde « global » que ce gros bourg de pêcheurs de Rabo de Peixe ? En me baladant dans les rues, j’y aurai vu les mêmes casiers en plastique bleus être utilisés par les pêcheurs pour monter leur cargaison de poissons vers les éventaires des poissonneries et servir de luges à la descente pour les enfants de la bourgade. Ici, la pêche s’effectue encore de façon traditionnelle en jetant des lignes à la mer ; les marques « globales » sont parfaitement absentes et les nouvelles du vaste monde sont celles provenant de tel membre de la famille qui aura émigré aux Etats-Unis ou au Canada il y a une cinquantaine d’années.
Alors, voir du vhils ici… J’en suis resté gros Jean comme devant.
En s’exposant ici, en délaissant les visages de personnages illustres pour privilégier des personnes du lieu, l’artiste a réalisé un joli pied de nez au monde « global » dans lequel il est connu et reconnu. Mieux qu’un pied de nez, il a créé un court-circuit parfait où local et global se téléscopent sans rémission. Pour forcer le trait, je dirais même que l’artiste portugais nous avait préparé une jolie queue de poisson mentale. Queue de poisson, voilà l’expression manquante, qui se trouve être par ailleurs la traduction littérale en français de… Rabo de Peixe.
--
PS : Pour rester dans une coloration locale, sachez que le village de pêcheurs faisant face à Rabo de Peixe sur la côte sud de l’île de São Miguel est São Roque, aussi appelé Rosto de Cão, ou encore face de chien, en référence à la forme de l’ilot à son large. La coutume voulait que les hommes à face de chien aillent conter fleurette aux femmes à queue de poisson. Je ne sais quelles créatures étranges pouvaient résulter des amours entre les têtes de chien et les queues de poisson. Peut-être des sirènes aux abois…
Si je devais choisir un livre à emporter sur une île déserte, ce serait Les Mensonges de la nuit de Gesualdo Bufalino. Mon choix est clair, déterminé, sans appel. Pourtant, il me resterait, au moment d’emporter le livre avec moi, à faire un choix cornélien : devrai-je prendre la version originelle, dans cet italien précieux et métissé d’expressions vernaculaires siciliennes, ou bien, dans sa version magnifiquement traduite en français par Jacques Michaut-Paternò ?
J’ai toujours été embarrassé par cette question.
Oui, c’est vrai, il est impossible de sentir pleinement une œuvre sauf à l’aborder dans le format de sa genèse, dans la langue qui l’a inspirée. C’est au nom de cette aspiration profonde qu’Erri De Luca a appris l’hébreu pour aborder le Pentateuque, au point d’en devenir un exégète subtil. Et puis, il est tout aussi vrai qu’une traduction s’assimile à une trahison, comme il est coutume de le dire en italien, justement : Traduttore, traditore.
Pourtant, mon niveau d’italien ne me permet pas d’apprécier toutes les nuances du verbe, ô combien riche, utilisé par l’auteur. Je préfère donc me laisser gagner par le rythme d’une traduction fluide dans ma langue maternelle, plutôt que de buter comme un malheureux sur tel ou tel mot dont le sens m’échapperait. Enfin, les trahisons induites par les traductions sont aussi porteuses de sens. Umberto Eco aimait à travailler avec ses traducteurs dont il maîtrisait l’idiome. Il racontait combien, au moment de la traduction du Nom de la Rose, il avait détesté ses échanges avec son traducteur américain, obsédé par l’idée de raccourcir autant que possible le texte d’origine pour le rendre digeste à un lectorat pressé. Il témoignait de la tristesse de son traducteur anglais, qui, à rebours de son collègue américain, regrettait ne pas posséder un lexique suffisant pour rendre compte de la diversité des plantes et de la variété des effluves du maquis méditerranéen entourant la belle abbaye bénédictine servant de décor au roman. Mais il parlait aussi du plaisir immodéré éprouvé aux côtés de son traducteur en langue française. Maîtrisant parfaitement notre langue, Umberto Eco aimait évoquer les joutes auxquelles il se livrait pour décider du choix de tel mot, telle expression, tel rythme de phrase. Il disait ressentir un plaisir encore plus grand que celui de l’écriture et avait même avoué, sur ce ton badin qui le caractérisait si bien, où la boutade le disputait au sérieux, que la traduction en français du Nom de la Rose était meilleure que le texte originel en italien. Car une traduction est aussi une création nouvelle ; elle consacre les épousailles entre une histoire, son auteur et un support lexical. Trahison ? Très certainement puisque nous quittons la pureté du format d’origine. Mais renaissance aussi, puisque c’est un texte nouveau qui se fait jour dans le format de destination. Et dans cette renaissance se cache un apprentissage qui reste à découvrir.
J’eus la preuve de cet apport irréductible de la traduction en comparant un passage qui m’avait tout particulièrement plu à la lecture des Mensonges de la nuit. Dans la profondeur de la nuit, dans l’attente de l’aube qui le conduira à la guillotine pour avoir trahi son roi, le baron séditieux raconte à ses compagnons d’infortune la mort de son frère jumeau, puiné, à l’issue d’un duel. Dans la version originale en italien, il conclut son récit avec ces mots :
« Né altro mi duole, dovendo morire fra poco, se non che, col cadere della mia, cadrà altresì la sua testa. Né altro mi consola se non che, morendo, ciò ch’era scempio e diviso, tornerà a essere unito.[1] »
Traduit par mes soins, cela donnerait quelque chose comme :
« Rien ne me fait plus de mal, devant mourir sous peu, que de savoir qu’avec ma tête, c’est aussi la sienne qui tombera. Rien ne me console plus que de savoir qu’avec ma mort, ce qui était massacré et divisé redeviendra uni. »
Mais voici ce que cela donne sous la plume de Jacques Michaut-Paternò :
« Rien d’autre ne me désole, devant bientôt mourir, si ce n’est qu’avec ma tête tombera aussi la sienne. Rien d’autre ne me console, si ce n’est qu’en mourant ce qui était double et divisé redeviendra uni.[2] »
Entendez-vous la sublime allitération « désole-console » ? Si vous rajoutez à cela que la dernière phrase « ce qui était double et divisé redeviendra uni » n’est autre que la définition du mot symbole, à savoir le rappel de l’étymologie du mot, vous comprenez que l’allitération est lourde de sens, qu’elle a valeur de message. Et ce message n’est ni plus ni moins qu’une invitation subtile, à mots couverts, envoyée par le baron à ses compagnons d’infortune pour qu’ils dénoncent le frère de leur plus grand ennemi - le Roi des Deux-Siciles – juste avant de se présenter devant l’échafaud. Cette confession ultime, ils devront la réaliser à l’aurore, juste au moment où poindront les premiers rayons du soleil, il sole en italien.
--
[1] In « Le Menzogne della notte », édition Bompiani, page 72.
[2] In « Les Mensonges de la nuit », édition Cambourakis, page 102.
Hier, je me suis rendu à l'Odéon avec mon grand fils J. pour assister à une interprétation des Mille et Une Nuits, telle qu'imaginée par Guillaume Vincent.
A la fin de la représentation, alors que nous descendions ensemble la rue de l'Odéon pour nous rendre à la station éponyme, je t'ai posé la question : "As tu aimé ?". Tu m'as adressé une réponse aussi polie qu'ambiguë, mais la moue sur ton visage me laissait entendre que tu n'avais pas du beaucoup apprécié la pièce.
Je me suis tu alors, pour ne pas t'affliger de toutes les choses qui avaient affleuré dans mon esprit à la vue de ce spectacle à la fois si moderne et si respectueux de l'esprit duكتاب ألف ليلة وليلة ,le Kitāb Alf Laylah wa-Laylah, soit littéralement, le "livre des mille nuits et une nuit", que nous avons traduit en français par « le livre de mille et une nuits ».
Voyant ta mine peu enthousiaste, je ne t'ai pas entrepris sur tout ce que j'adorais dans le Livre et tout ce que j'avais aimé dans la pièce.
Je ne t'ai pas raconté ce que le nom du livre en arabe contenait de double sens ne serait-ce qu'entre leألف qui veut dire "mille" (1.000) et leألف de graphie strictement identique qui veut dire "un" (1). Je ne t'ai pas dit entre ces deux termes désignant la profusion d'un côté (le "mille") et l'insécable de l'autre (le "un"), il n'existait qu'un souffle de différence. Je ne t'ai pas assommé sur le fait que cette différence de souffle entre le ("alf" pour dire "mille") et le ("alif" pour dire "un") nous indiquait qu'il fallait aiguiser nos oreilles, que le titre s'écrivait comme une prière à faire preuve d'une grande attention. Je ne t'ai pas non plus abreuvé des commentaires que le grand Borgès, adorateur du Livre dont il avait lu un nombre de traductions différentes, pensait du titre.
Je me souviens t'avoir parlé, avant de pénétrer dans la sublime salle du théâtre de l'Odéon, des étranges propriétés du nombre 1001, de l'axe de symétrie qui le coupait en deux, qu'autour de cet axe de symétrie se déployait un palindrome numérique fait de zéros et de uns, comme ce monde digital dans lequel tu es né. Je sais t'avoir dit ma surprise quand j'ai constaté que 1001 était divisible par 11, encore des 0 et des 1, des 1 surtout. Je t'avais indiqué la décomposition en facteurs premiers de 1001, (1x)7x11x13. Le 11 en pivot. A sa droite, le 13, le nombre de la chance, du destin, de ce mektoub, signifiant "c'est écrit" en arabe. A sa gauche, la présence du chiffre 7, qui nous renvoie au temps qu'il a fallu à Dieu pour s'acquitter de la création du monde. A propos du temps, justement. Je t'avais donné l'étymologie persane du nom des quatre grands protagonistes du conte-cadre : Shahriar (le roi de la cité), son frère Shahzamane (le roi du temps), Sheherazade (la fille de la cité) et sa soeur Doniazade (la fille du monde), pour te laisser entendre que ce livre de contes avait à voir avec le temps et l'espace.
As-tu senti alors que je voulais te faire toucher du doigt le fait que le temps était à l'homme, quand / là où l'espace appartenait aux femmes ? As-tu vu que le point d'intersection entre le monde des hommes et celui des femmes était la cité, ce lieu où leurs univers se croisent, où ils n'ont d'autre choix, d'autre destin, que celui de se côtoyer - pour le meilleur et pour le pire ?
Sur le chemin qui menait vers la statue de Danton, puis dans les boyaux du métro où j'ai changé mon itinéraire habituel pour rester encore un peu plus longtemps avec toi, j'aurais aimé te parler de la progression proposée par le livre au fil des mille et une nuits : le temps du deuil, celui qui part de la mort et ramène à la vie, celui qui va de la conviction de Shahriar selon laquelle les femmes, infidèles par nature, ne méritent que la mort à l'adhésion pleine et entière à la vie, quand, sur la fin, il découvre avoir vécu plus de trois ans avec Sheherazade, s'être enivré de ses récits et lui avoir donné trois enfants. Les Mille et Une Nuits, mon fils, c'est le chemin qui part de la mort et conduit vers la résurrection à la vie. Et quel est le véhicule de cette mutation ? La femme douée de parole.
J'aurais aussi voulu te raconter avec plus de détails la signification de la rencontre entre les rois cocus et la captive de l'éfrit, avant que Shahriar ne conçoive son plan diabolique d'épouser chaque soir une vierge, de la déflorer dans la nuit pour la (faire) tuer au petit matin. Je sais t'avoir évoqué le nombre de sceaux au collier de la captive (570) avant qu'elle ne s'accouple avec les deux rois dépités. T'ai-je parlé de son chantage coquin : "Allons ! Percez-moi de la lance un percement violent et dur ! Sinon, je vais aviser l'éfrit") ? T'ai-je dit, qu'une fois son corps rassasié des coups de lance des deux rois, elle leur avait demandé qu'ils lui remettent leurs sceaux. Fais le calcul, mon fils. 570 + 2 = 572. 572, voilà encore un nombre divisible par 11. Qui plus est, cela fait 11 fois 52, comme le nombre de semaines dans une année. Du temps encore, du temps circulaire. Le temps de la répétition et du malheur. Mais ça, c'était quand Shahriar ruminait (encore du circulaire) sa vengeance meurtrière, avant donc, que la belle Sheherazade ne fasse son apparition.
Oh ! Et puis il y cela aussi que j'aurais pu te dire. As-tu remarqué, mon grand fils, que chaque récit commence par une situation dramatique, mais que la rédemption vient du récit lui-même ? Te souviens-tu de l'histoire du portefaix et des trois jeunes filles ? Les trois hommes borgnes faits prisonniers de leurs hôtesses ne se délivrent qu'en narrant les mésaventures qui leur ont coûté un oeil. Et puis l'oeil, justement. As-tu entendu comme moi cette expression étonnante prononcée par les trois hommes avant d'entamer leur récit ? « Si l’histoire était écrite avec l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect. » Comment la comprendre ?
Et puis, as-tu remarqué, dans l'interprétation très moderne de l'histoire d'Aziz et d'Aziza que nous a donné à voir Guillaume Vincent, combien le fait qu'Aziza ait posé un voile de pudeur et de secret sur la nature de ses sentiments vis-à-vis d'Aziz, l'ont conduite vers le désespoir et la mort ? Car s'il est une leçon que j'ai entendue hier en voyant la pièce avec toi, c'est que, c'est en racontant que nous sauvons nos vies et que nous sauvons la vie. Peut-être le silence est-il d'or, mais il est aussi de mort. La parole, c'est elle qui nous propulse dans l'émotion et la vie. C'est elle qui nous fait sublimer le temps et l'espace. C'est elle, le conduit du merveilleux.
Voilà mon fils. Hier soit, en marchant dans la rue, sur le pavé mouillé du novembre parisien, j'aurais aimé te dire mon emballement. Mais je sais que je t'aurais soulé avec mon flot de paroles, ma logorrhée. Tu as dû sentir ma déception. Car, j'ai décelé un sourire gêné dans ta façon de me faire part de ta déception. Un peu comme si tu étais déçu, tout en voulant éviter de me faire de la peine en me disant que tu étais déçu. C'est tout toi, ça : beaucoup de pudeur, une exquise délicatesse du coeur.
Pourtant, s'il est une leçon à tirer de ces contes merveilleux, enchâssés comme des perles sur un collier ou comme les sceaux d'infortune sur la chaîne de la captive (en passant "collier/chaîne/parure" ne rime-t-il pas avec "captive/servitude/femme" ?), je crois que c'est tout simplement le fait que la parole libère, la parole guérit. C'est peut-être même notre seule thérapie à la douleur de vivre.
Les maîtres du Talmud le savent bien. Le mot thérapie, d'origine grecque, se dit "teroupa" en hébreu. Toujours dans cette même langue, le remède se dit "teroufa". Il apparaît une fois dans la Bible hébraïque, plus exactement dans un passage du livre d’Ezéchiel où il est question d’arbres fruitiers dans un jardin ainsi que de leurs fruits servant de nourriture et de feuilles servant de « remèdes ». Tu le sais, je te l'ai déjà dit, les sages du Talmud adorent discuter des liens entre les mots. Alors, tu penses bien qu'une homophonie aussi forte (teroufa, teroupa, thérapie) aura suscité bien des recherches et des triturations à base de lettres. Et ils sont arrivés, à force de torsions multiples, à casser le mot en deux. Ils en ont conclu que teroupa, le remède, c'était l’agrégat de deux mots qui, regroupés à nouveau, signifiaient « délivrer la bouche ». Nous y voilà. La thérapie, ce serait tout simplement l’art de libérer la bouche pour se soigner. Freud n'aurait pas dit mieux...
A la découverte de son cocufiage, au début du Livre, Shahriar bascule dans la folie sanguinaire. Il est malade. Conte après conte, Sheherazade, la femme culte au verbe leste va libérer le roi. Il pourra renaître à la vie. Et, à la fin du conte, avec la guérison du roi, c'est la cité tout entière qui peut se réjouir ; l'espace et le temps peuvent se déployer en harmonie.
Voilà, mon fils, un tout petit extrait de ce que j'aurais aimé partager hier soir avec toi.
Mais ce n'est que partie remise, car après chaque nuit merveilleuse, vient une nouvelle nuit, source d'un émerveillement sans cesse régénéré.
--
PS : Ce billet a été publié initialement sur le blog L'Art de Raconter, ici.
Quand j'étais petit, j'admirais terriblement ma maman. Elle savait tout faire ma maman : gagner de l'argent, faire à manger, nettoyer la maison et, ce que je préférais de loin, me donner sur le coup des 9h du soir pétantes le tendre baiser après lequel j'allais pouvoir m'abandonner au sommeil.
Alors vous pensez bien que la dernière des choses que j'aurais désiré faire à cet âge-là, c'était la décevoir. C'est pourtant ce que je fis. Et un nombre de fois incalculable. Et tant, qu'il m'est impossible de me souvenir aujourd'hui de toutes les situations où, après avoir découvert un de mes écarts, frasques ou manquements, elle laissait se dessiner une moue de déconvenue et de réprobation mêlées à la commissure de ses lèvres.
Je me souviens pourtant comme si c'était hier de la première fois où je l'avais déçue. Je devais avoir dans les 6-7 ans. J'étais à l'école communale. En classe, l'instituteur nous avait demandé ce que nous aimions faire quand nous avions un moment de libre. J'avais répondu : observer les araignées tisser leur toile dans ma chambre. Surtout, avais-je rajouté, quand, tôt le matin, alors que la persienne n'était pas encore ouverte, la lumière se glissait à travers l'assemblage à claire-voie de lamelles inclinées et que je la voyais faire scintiller par intermittence les fils de la toile, au gré du moindre souffre d'air. Tout le monde s'était mis à rire, y compris mon instituteur. Je n'avais pas compris ce qu'il y avait de drôle dans mon propos. Alors, comme toujours quand quelque chose m'échappait, je m'étais renfermé dans ma coquille en me promettant d'en parler plus tard à ma maman pour découvrir en quoi ce que j'avais dit pouvait être risible.
C'est ce que je fis. Mais alors que je m'attendais à une explication douce, je vis le visage de ma maman se rembrunir. Sur un ton de vif reproche, elle me dit : "Je comprends que tout le monde ait ri... Que vont-ils penser de nous ? Que nous vivons dans une masure sans hygiène ? Que nous n'avons aucun sens de la propreté ?" Mon incompréhension initiale devant le rire de mes petits camarades venait se doubler d'une nouvelle couche de perplexité. "Mais en quoi les araignées étaient-elles sales ?", devais-je me demander en mon for intérieur.
La question resterait en suspens jusqu'à ce jour d'automne de l'année dernière où je me rendis au Palais de Tokyo, pour voir l'exposition "On Air" de l'artiste environnemental Tomás Saraceno. Pour tout vous dire, je ne savais pas bien à quoi m'attendre. Alors quel ne fut pas le choc, quand, entrant dans la première salle, je me retrouvai plongé dans l'obscurité la plus totale, entouré d'une quantité incroyable de toiles d'araignées aux formes les plus échevelées.
Mais je n'étais qu'au début de mes surprises. Au fur et à mesure que je m'engageais dans les différentes salles, je m'aperçus que les araignées - les grandes vedettes de l'exposition - servaient de sésame pour aborder toutes les dimensions sensorielles de notre présence au monde. Si le premier choc avait été visuel, je fus fasciné par la transcription graphique des mouvements de l'air - aux formes de toiles...
... ou par la capacité à composer des mélodies en faisant vibrer les fils comme autant de cordes d'un instrument à vent.
Au fur et à mesure que j'avançais, je laissais se développer en moi une sensation presque érotique de reconnaissance devant la beauté du monde. J'étais arrivé avec le regard conquérant de l'homme occidental, maître de la création et de ses lois ; je me sentais maintenant tout petit après m'être émerveillé devant les réalisations et les talents de ces compagnons de nos âtres, j'ai nommé les araignées.
Je baignais dans un monde sans frontière où mythologie, poésie et science se répondaient sans s'exclure. La science, d'abord, avec ces appareils étranges qui engendraient de la musique en fonction du déplacement de la poussière dans les entrelacs de toiles. La mythologie, avec l'histoire de la pauvre Arachné qui croyait pouvoir surpasser une déesse de l'Olympe dans l'art du tissage, ou encore celle de l'araignée qui sut sauver la vie du Prophète Mohammed quand sa vie ne tenait qu'à... un fil. La poésie, enfin, partout présente, des haïkus de Bashō...
de quelle voix,
et quelle chanson chanterais-tu, araignée,
dans cette brise d’automne ?
... aux vers de Pablo Neruda, extraits du recueil Vaguedivague :
je veux bavarder avec l’araignée :
je veux qu’elle me tisse une étoile.
En sortant de l'exposition, je devais me rappeler ma mésaventure de petit garçon ce jour où sans le savoir, j'avais compromis la réputation de ma maman en sa qualité de maîtresse de maison. Je souriais à ma naïveté d'alors, mais saluais aussi la perspicacité de l'enfant que j'avais été et qui avait su reconnaître ce que les araignées véhiculaient de divin et de merveilleux. Négligemment, je feuilletai le prospectus de l'exposition. Je repérai alors cette belle question posée par la commissaire de l'exposition, Rebecca Lamarche-Vadel :
"Qu'est-ce que l'araignée dit de nos intérieurs ?"
Facétieuse, elle rajoutait :
"De tous nos intérieurs ?"
--
PS : Pour ceux d'entre vous qui voudraient se faire une idée plus précise de l'exposition "On Air", je vous invite à voir la vidéo où Tomás Saraceno présente son projet (ici) et celle où Rebecca Lamarche-Vadel décrit l'éventail des clés à utiliser pour décrypter le parcours de l'exposition (là).
Je n’ai jamais mis les pieds à Téhéran.
Mais depuis le 8 septembre dernier, j’ai mis les pieds sur Téhéran. Ou plus exactement sur ses enfants.
C’était le dernier jour de l’exposition Prince.sse.s des villes au Palais de Tokyo. Par chance, je me trouvais dans un groupe animé par un guide étonnant, rompu aux charmes de la maïeutique. Plutôt que de nous faire survoler les 50 artistes exposés, il avait décidé de nous faire découvrir deux œuvres : Lost Tune de Reetu Sattar, une mélopée lancinante dénonçant la stupidité du nationalisme hindou triomphant dans un parc de la très musulmane Dacca et l’installation de Farrokh Mahdavi, artiste de Téhéran.
Au début, je ne me suis pas méfié. Au mur, je voyais des visages rose guimauve tirant par endroit sur du cerise, du magenta ou, dans la clarté, sur du rose cuisse de nymphe voire coquille d’œuf. A première vue, ces visages avaient un côté enfantin, avec, il faut quand même bien le reconnaître un brin d’étrangeté.
Et puis, le guide nous fit remarquer que le sol était marqueté de tableaux représentant d’autres visages roses. Et là, il nous adressa ce message comminatoire : « Allez-y. Marchez dessus. »
A ce moment, je me dit que cet arrêt sur l’installation de Farrokh Mahdavi était des plus bizarre. Pourtant, de conserve avec les autres membres du groupe, je me mis à piétiner les tableaux. Au premier tableau, je trouvai cela amusant. Au deuxième, je sentis une contraction au ventre. Au troisième, je fus envahi d’une sensation d’écoeurement. Au quatrième, sans y réfléchir, mon corps fit quelque chose d’inattendu : un pas de côté pour éviter d’écraser le visage à terre. A partir de ce moment, je n’eus qu’une hâte : quitter la salle pour ne plus être habité de cette sensation d’infliger le mal, de piétiner des enfants.
Le guide nous ramena à lui et nous posa la question suivante : « Qu’avez-vous ressenti ? » Plusieurs personnes firent état du même malaise. Le guide nous demanda alors de regarder avec attention les tableaux. Puis, il voulut que nous énoncions l’âge des personnages représentées. Chacun y alla de sa réponse. Une grande hétérogénéité se dégagea des réponses. Pour certains, c'étaient des enfants comme l’évoque le rose de leur chair ; leur âge n'excédait pas les 8-9 ans. Pour d’autres, il s'agissait d'adultes comme pouvait le suggérer la forme allongée de leur visage ou des traces de bâton rouge sur leurs lèvres.
Au débotté, le guide nous demanda si les personnages – enfants ou adultes – étaient de sexe masculin ou féminin. Et là, nous nous regardâmes hébétés. Force était de constater que les marques renvoyant au genre étaient absentes : pas de pilosité faciale, pas de ride, pas de sourcils, pas de cheveux…
Et puis, il y avait ces yeux. Des yeux exorbités remplis d’effroi.
Le guide nous parla alors de Farrokh Mahdani, l’artiste. En guise d'activité alimentaire, il travaillait dans une morgue de Téhéran. Il nous incita à penser au discours sur le corps en vogue depuis l’arrivée des ayatollahs au pouvoir : le port du tchador rendu obligatoire. Le couvert, le découvert, le décent, l’indécent, tout se basculait dans ma tête. Jusqu'au souvenir désormais lointain du choc ressenti à la vue de Persépolis, le film de Marjane Satrapi.
Ou, beaucoup plus récemment, la lecture de ce très beau portrait dans Libération de Golshifteh Faharani, la grande actrice iranienne, à qui un passant dans la rue jettera de l’acide pour cause de tenue jugée trop indécente.
Car la voilà la grande peur. Celle du visage, de la sublime beauté du corps féminin et de ce qu’il dit de nous, de notre sexualité, sans cesse questionnée.
Avant de nous laisser, le guide nous dira que, dès le lendemain, dès la fermeture de Prince.sse.s des villes, Farrokh Mahdavi récupèrerait ses visages roses piétinés et en ferait le support d’une future exposition.
En quittant le Palais de Tokyo à la soirée tombante, je me demandais ce que ressentiraient les visiteurs à venir, confrontés à la vue de ces visages de cire rose, souillés du poids de grisaille causé par le piétinement collectif de notre indifférence.
A l’âge de l’insouciance, je me souviens avoir dansé sur des rythmes de kizomba dans une boîte angolaise près du Largo do Rato à Lisbonne. C’est aussi dans cette discothèque que j’ai bu le meilleur café du monde, un café qui, m’a-t-on dit, était réputé rendre fou.
A cette époque, l’Angola était pour moi un pays mythique, situé aux confins de mon imaginaire, là où la réalité n’avait plus de prise, là où tous les rêves étaient permis. Ô, bien sûr, j’avais lu Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes. J’avais pu me rendre compte à la lecture de ces pages hallucinées combien la vie avait pu y être rude, cruelle, odieuse, sanguinaire. Mais voilà, j’avais 25 ans. Les guerres coloniales me semblaient appartenir à un passé lointain. J’étais amoureux. Et je découvrais le monde.
Depuis, beaucoup d’eau s’est écoulée dans le fleuve de ma vie. Et jusqu’à récemment, l’Angola était sorti de ma mémoire, comme un lointain souvenir, une douce fantaisie me rappelant des déhanchements sensuels, un rhum capiteux et des petits matins blêmes à se tenir la tête entre les mains. Bien sûr, mon cousin m’avait parlé de la violence brutale de la Ilha de Luanda, ce cordon littoral faisant face à la capitale où margoulins, proxénètes, filles stipendiées, cadres du pétrole en goguette et agents secrets en maraude se côtoient sans se rencontrer, où les coups de couteau se distribuent aussi facilement que les abraços, où la musique est trop forte pour entendre le râle d’amour si bien simulé ou le cri étouffé de celui qui ne s’attendait pas à mourir si tôt. Bien sûr, j’avais entendu mille histoires sur ce pays étrange, à la croisée des chemins de la concupiscence capitaliste, du romantisme communiste et de la misère réelle. Et je me souviens aussi, une fois à Miami, avoir entendu parler de ce lointain pays dans la bouche d’un taxi cubain, qui avait décidé d’émigrer aux Etats-Unis après avoir été envoyé comme soldat en Angola, pour protéger l’accès aux réservoirs de la maison Exxon. Quitte à travailler pour les Américains, s’était-il dit, autant le faire directement aux Etats-Unis et non sous l’uniforme d’un soldat de l’internationale communiste !
Mais le choc, je le reçus il y a trois ans, quand, alors que je visitais Cuba avec ma belle, je me trouvai nez à nez avec Raúl Q., le gardien de la basilique de Saint-François d’Assise dans le cœur historique de La Havane.
Raúl Q. me fut désigné comme le grand ordonnateur de la basilique. Dès que je posais une question sur l’édifice, ce que ce joyau de la vieja España pouvait encore représenter dans le contexte du Cuba des frères Castro, je me faisais diriger vers Raúl. Pas Castro, vous l’aurez compris, mais mon singulier Q. Je le trouvai dans une salle du premier étage au-dessus de l’ancien couvent. Il tenait une galerie faisant figure de cabinet de curiosités, qui n’avait rien à envier à l’atelier du fameux Q des James Bond, interprété par Desmond Llewelyn. J’engageai le dialogue avec Raúl. Alors que je lui posais mes questions, je me rendis vite compte que ces dernières l’agaçaient. Il me regardait d’un air mauvais et faisait rouler ses biceps impressionnants pour me faire comprendre qu’il ne fallait pas aller plus loin. Quand il ne me démontait pas du regard, il hurlait à ma face des phrases comme « Fidèle ! Je resterai toujours fidèle. Fidel ! Tu m’as tout donné. Ma vie t’appartient. »
Même si je trouvai l’attitude de mon interlocuteur un rien étrange, je m’efforçais de rester aussi flegmatique que possible. Je continuai de lui poser mes questions. Les yeux de Raúl me lançaient des éclairs de feu ; il continuait de vociférer.
Soudain, je surpris une expression étrange dans son regard, comme un voilement inopiné, un décrochage subreptice. L’exaltation quittait ses yeux, qui prirent alors forme humaine. Sa voix s’adoucit. Commença alors un monologue étrange fait d’éclats épars, de demi-phrases interrompues sous le poids d’une émotion que je voyais si difficile à canaliser chez mon interlocuteur : « J’avais dix-sept ans… J’ai été envoyé là-bas en Angola… à Cuito Cuanavale… les avions passaient tout le temps… le bruit… le fracas… j’avais peur… »
Puis, subitement, comme rappelé à l’ordre par un commandement muet, Raúl se raidit. A nouveau, je vis la lueur folle investir ses yeux. A nouveau, je dus endurer le serment d’allégeance : « Fidèle ! Je resterai toujours fidèle. Fidel ! Tu m’as tout donné. Ma vie t’appartient. »
Et puis, rebelote, le regard redevint vitreux, la voix se remit à trembler :
« … les hommes tombaient… le bruit était total… les bouches déformées… les corps culbutés… désarticulés… les râles d’agonie restés inaudibles… trop de bruit… toujours ce bruit… l’enfer sur terre.»
Pendant près d’une demi-heure, j’écoutai le récit halluciné de Raúl Q., envoyé, à peine sorti de l’enfance, pour combattre, fusil en main, sous la mitraille des avions de l’armée sud-africaine, discrètement assistée par la CIA et même par le tristement célèbre Service Action de nos propres services secrets.
A la fin de son monologue alternant récits décousus de combats et serments d’allégeance inconditionnelle à Fidel, ne sachant trop comment m’éclipser, j’avisai une sébile en face de moi. Profitant d’un moment d’exaltation et de confusion créée par l’arrivée de nouveaux badauds dans l’atelier, je glissai un billet de 5 dollars étatsuniens dans la fente de la sébile et jouai les filles de l’air.
Quelques secondes plus tard, alors que je cheminais dans les allées du couvent de la basilique pour retrouver ma belle, j’entendis derrière moi une porte claquée avec violence et un appel comminatoire poussé d’une voix tonitruante : «¡Espere!»
Je me retournai et me figeai. Raúl Q. se dirigeait vers moi d’un pas résolu. Plus il s’approchait, plus je sentais une peur inquiète m’envahir et moins j’étais capable de bouger. Arrivé à ma hauteur, Raúl se jeta littéralement dans mes bras et me gratifia de cet abrazo bien hispanique qui a tant le don de mettre mal à l’aise les Anglo-saxons, si peu accoutumés aux contacts charnels directs. Après m’avoir serré dans ses bras au point de m’asphyxier, Raúl me dévisagea avec une expression de haine et de reconnaissance mêlées. De sa voix puissante, il me demanda : « Tu as la moindre idée de que tu viens de faire là ? »Décontenancé, je balbutiai un « No sé » sans conviction. Il me rétorqua alors : « Tu viens de me donner la possibilité de donner du poulet à manger à mes enfants ce soir ». Terrassé par l’énoncé de cette phrase, Raúl m’enserra de plus belle et sanglota sur mon épaule. Au bout de quelques secondes, il dénoua l’étreinte, me fixa de son regard baigné de larmes, puis, sans semonce, me tourna le dos et rebroussa chemin vers son antre.
C’était il y a trois ans.
Mais alors que l’Angola reprenait tranquillement sa place dans mon imaginaire, le mot devait pourtant se rappeler à mon bon souvenir il y a à peine deux semaines. Lors d’un diner avec Lise, une amie de ma belle, je fis la découverte du Louisiana State Penitentiary, soit le pénitencier de l’état de Louisiane. Le Louisiana State Penitentiary est la seule prison habilitée à appliquer la peine de mort en Louisiane. On y trouve un tristement célèbre couloir de la mort avec, à son bout, la chambre d'exécution.
Lise m’expliqua qu’avec une superficie de 73 km carrés et une population de près de 5.000 détenus, c’était la plus grande prison de haute sécurité des États-Unis. Elle me dit aussi qu’elle rêvait d’y amener ses enfants pour assister au rodéo annuel où les détenus défiaient des taureaux déchainés en échange de pépètes sonnantes et trébuchantes ou de remises de peine.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Pour comble de cynisme, elle me narra que les locaux avaient donné un petit nom à cette prison ; ils l’appelaient Angola en référence à ce qui fut, bien avant le Nigéria actuel, le premier bassin de « recrutement » d’esclaves africains au début du XVIIème, acheminés ensuite à travers l’océan pour alimenter ces fameuses colonies de la Nouvelle Angleterre, qui, à la fin du XVIIIème, agacées par la pression fiscale exercée par la puissance tutélaire, s’insurgeraient et donneraient naissance aux Etats-Unis.
L’Angola avait refait surface dans mon esprit et, avec lui, une nouvelle page tragique venait de s’imprimer dans mes neurones.
Mais ce n’était pas fini.
Trois jours plus tard, lors de mon voyage de retour en Europe, un problème technique sur l’avion qui devait me ramener sur Paris me contraignit d’effectuer une étape imprévue à New York où je passai une (courte) nuit dans un hôtel de Manhattan. Au petit matin, juste avant de prendre la navette nous reconduisant à l’aéroport, j’emportai l’exemplaire du journal USA Todaydu week-end. Et là, en première page, qu’est-ce que je vois ? Un dossier complet intitulé « 1619: The long road home », avec un sous-tire : ‘‘Were Wanda Tucker’s ancestors America’s first slaves? A difficult search for answers in faraway Angola.”
Pour Wanda, c’est l’histoire d’un retour aux sources, 400 ans après que ces ancêtres avaient effectué, en cale de navire et enchaînés, la grande traversée transatlantique vers le continent américain. Dans l’article, Wanda exprimait sa joie de découvrir le pays de ses lointaines origines, mais aussi le malaise de s’y sentir étrangère par la langue, quand, dans son pays de résidence, elle sentait encore, dans le regard de certains blancs bien-pensants, la sourde désapprobation que lui valait le pigment noir de sa peau.
C’est peut-être ça l’Angola. Un pays où il est impossible de rester, même quand on y va de son plein gré. Mais un pays qui laisse une trace indélébile dans la chair de ceux qui en ont foulé le sol. Repoussoir d’un côté, mais berceau de l’autre. A la fois source de traumatisme et terre d’éveil. Car qu’il s’agisse de mon taxi cubain de Miami, de Raúl Q. de La Havane, des danseurs de kizomba de Lisbonne, de mon cousin bâtisseur de navires pour l’industrie du pétrole, de Lise ou de Wanda Tucker, leurs regards s’animent à la seule évocation du terme Angola. Et tous ont des histoires fascinantes à raconter autour de « leur » Angola.
Sur la fin de sa vie, entre 1985 et 1986, Italo Calvino se voit confier par la faculté américaine d'Harvard un cycle de 6 conférences au format libre sur la façon dont il voit le devenir de la littérature. Les Leçons américaines sont nées. Les 6 thèmes s'intitulent "légèreté", "rapidité", "exactitude", "visibilité", "multiplicité" et "consistance". Malheureusement, comme la camarde emporte l'écrivain avant qu'il n'ait conclu son cycle de conférences, il ne nous restera que les 5 premières à nous mettre sous la dent.
Au fil de ces conférences, dont la lecture est pure merveille, Italo Calvino nous met en garde contre la tyrannie de l'image. Il le fait avec cette délicatesse qui le caractérise si bien, avec cet art de dire les choses sans jamais appuyer, comme s'il avait peur de briser le charme par une expression trop lourde, une volonté trop péremptoire de vouloir convaincre. Il est l'écrivain de cette légèreté, qu'il nous invite à embrasser en nous rappelant la façon dont Persée, le vainqueur de Méduse, aménage sur le sable un lit d'algues avant de déposer avec le plus grand soin la tête coupée de sa victime.
Alors que dit Calvino sur l'image ?
Il énonce qu'elle est cette matière première dont nous nous nourrissons pour laisser vagabonder notre imagination. Elle est l'aliment indispensable de notre "alta fantasia", de cette haute imagination que nous déployons pour comprendre le monde.
Dans la leçon sur l'exactitude, il définit ce qu'il entend par se terme. Il y voit la conjonction de trois choses, je cite :
1) un canevas de l'oeuvre bien défini et bien calculé ;
2) l'évocation d'images visuelles nettes, incisives, mémorables (...) ;
3) un langage le plus précis possible du point de vue du lexique et du rendu des nuances de la pensée et de l'imagination (1).
Des images, donc. Certainement, mais pas n'importe lesquelles. Quelques lignes après avoir défini la notion d'exactitude, Calvino évoque la peste que représente le langage vague, imprécis, qui émousse toutes les significations et entraîne perte de sens et d'immédiateté. Il y associe cette pluie d'images que nous imposent les grands médias, sans qu'aucune nécessité ne l'impose. Des images qui s'évanouissent aussi vite qu'elles ne sont apparues, laissant derrière elles juste un arrière-goût d'eau saumâtre, ou, pour reprendre les termes de l'auteur, une "sensation d'extranéité et de malaise" (2).
Plus loin, à la leçon sur la visibilité, Italo Calvino ira un cran plus loin dans l'explication :
"Si j'ai inclus la Visibilité dans la liste des valeurs à sauver, c'est pour avertir que nous courons le danger de perdre une faculté humaine fondamentale : le pouvoir de visualiser des figures les yeux fermés, de faire jaillir des couleurs et des formes à partir de l'alignement de caractères alphabétiques tracés sur une page blanche, de penser par images." (3)
Pour garder pleine et entière cette faculté libératrice de notre imagination, l'auteur nous invite à cultiver notre maîtrise des mots et des lettres qui les composent. Il se défie des images prêt-à-penser et nous enjoint de faire effort pour allumer avec le simple artifice des mots les étincelles qui enflammeront le brandon de notre imagination assoupie.
De façon inattendue, j'ai eu la confirmation des propos d'Italo Calvino en parcourant l'analyse de Mary Meeker sur les tendances internet de l'année 2019. A la page 88 de son jeu de 334 diapositives, elle illustre l'idée de la prééminence de l'image sur le texte en juxtaposant l'image de canetons se jetant à l'eau...
... à celle d'un texte de mille mots décrivant les moeurs des malards.
Où est le subterfuge ?
En regardant l'image, la réaction fuse : "Oh ! Comme ils sont mignons !" De l'émotion à l'état brut. Pas le moindre effort de pensée n'est requis. Gratification immédiate. Zéro effort.
En entreprenant la lecture du texte, en revanche, tout commence par un effort. Celui de lire. Ce n'est qu'après avoir lu quelques lignes que survient la gratification. Et avec la gratification issue de la compréhension, vient la capacité à créer des images. L'imagination est en marche. L'image de l'étang se dessine dans votre esprit. Vous l'agrémentez de joncs, d'anophèles, de nénuphars. Et c'est dans ce décor que vous aurez créé par la force de votre esprit, que vous allez lui donner vie en le peuplant d'une cohorte de canards colvert. La gratification est complète, riche, multi-formes. Elle provient pourtant d'un effort initial. Cet effort même que les vendeurs d'images toutes faites prétendent vouloir vous épargner afin que vous accédiez immédiatement au stade de l'émotion, sans même activer votre pensée. Critique ou non.
Et qui dit primat de l'émotion sur la pensée, dit aussi soumission de la conscience à l'autre, au fournisseur d'images. En abdiquant nos facultés d'imagination aux producteurs d'images, nous acceptons de devenir esclaves des images des autres.
Vous aurez aussi sans doute remarqué qu'Italo Calvino cite la visibilité comme une "valeur à sauver".
Quand j'avais lu pour la première fois ce texte, je m'étais dit que l'écrivain italien était un rien alarmiste.
Pourtant, il y a quelques semaines, quand un grand organe de la presse libre américaine a décidé de censurer la parution des images porteuses de sens créées par les caricaturistes, je me suis rappelé les propos d'Italo Calvino. Je suis allé reprendre son petit livre. Je l'ai amené avec moi dans l'avion qui devait me conduire aux Etats-Unis. Je l'ai relu. Et j'ai souffert en me disant qu'avec ce geste insensé, le grand journal new-yorkais laissait encore plus de champ libre aux chaînes de télévision faisant leurs choux gras de la diffusion d'images trompeuses, fallacieuses, pour ne pas dire tout bonnement mensongères.
Plus de 30 ans après la mort d'Italo Calvino, ses leçons n'ont pas pris la moindre ride. Bien au contraire, elles sonnent comme un rappel à l'ordre, une sommation délicate mais ferme à toujours plus de vigilance face à ce phénomène déprimant de voir la démocratie se déliter toute seule, dans une indifférence aussi totale qu'assourdissante.
--
(1) Dans "Leçons américaines", Italo Calvino, Folio n°6555, p.86
(2) op. cit. p.88
(3) op. cit. p.134
Récemment, je me suis rendu pour la première fois sur l'île de Crète. Et j'en tombai immédiatement amoureux.
Oh, j'avais bien, avant de venir, quelques idées éparses sur le lieu : le paradoxe d'Euclide, pour commencer, selon lequel Epiménide, un orateur crétois, aurait annoncé que tous les Crétois étaient des menteurs. Il s'agit là d'un énoncé impossible, à rendre fou. Je me souvenais aussi de l'histoire de Zeus enfant, caché dans une grotte du mont Ida et nourri au miel d'abeilles et au lait de la chèvre Amalthée. Enfin, je connaissais l'épopée du Minotaure : de sa naissance improbable du ventre de la reine Pasiphaë, enfantée par le sperme d'un taureau blanc, à sa mort d'un coup de massue ou d'épée asséné par Thésée. Mais surtout, je m'étais passionné des péripéties de cette histoire : la construction du labyrinthe, la série de tromperies et perfidies qui avaient conduit à la mort de la créature innommable, portant pourtant le joli nom d'Astérion, la punition de Dédale, le triste sort d'Icare, plus ambigu qu'il n'y paraît en première lecture et enfin, le rôle étrange d'Ariane.
Ariane, ça se dit Ariadné en grec.
Et, maintenant que je me suis rendu sur les lieux de sa jeunesse, où j'ai vu, du tarmac de l'aéroport d'Heraklion, les contours bleutés de l'île de Naxos, où elle aurait été abandonnée par Thésée, j'ai acquis la certitude qu'Ariane/Ariadné était une fieffée menteuse.
Ariadné ment de toutes les lettres de son nom. Alors, passons, si vous le voulez bien chacune de ces lettres au crible de ma pensée folle et incrédule à la fois.
Le premier "A" tout d'abord. A ment. Amant. Oui, l'amant officiel de l'histoire c'est Thésée, ce héros athénien décidé à occire l'horrible créature qui se cache dans le labyrinthe. Imaginez-le, il est à l'entrée de l'édifice ; Ariane vient de lui confier le fil ; il s'élance.
Le "R" ensuite. R ment. Errement. Borgès n'a eu de cesse de le répéter : les labyrinthes n'ont d'autre raison d'être que de nous plonger dans un état de confusion, de nous écarter de la lumière. C'est la forêt obscure du premier chant de l'Enfer de Dante, quand, au milieu de sa vie, il se retrouve au fond d'une forêt obscure, lui interdisant de poursuivre naturellement son chemin, en avançant devant lui, ché la diritta via era smarrita.
Le "I" maintenant. I ment. Hiement. Comme le hiement de la poulie ou de l'anneau que vous pouvez observer sur le tableau du maître des Cassoni Campana. A quoi sert cet anneau fixé à l'entrée du dédale ?
Là, il nous faut marquer un temps d'arrêt. Comme vous le savez, il n'y a plus de trace du labyrinthe de Crète. Il nous faut donc l'imaginer. Et pour l'imaginer, je me réfère à une image et un texte. L'image, c'est celle du labyrinthe dessiné dans le marbre de la cathédrale de Chartres.
Le texte, il émane d'Umberto Eco, lui. Il est extrait du livre De l'Arbre au labyrinthe. Eco y décrit trois sortes de dédales : le labyrinthe classique, celui de Crète, l'irrweg et le réseau.
Sur le premier type, celui qui nous intéresse, il écrit : "le labyrinthe classique, dit de Cnossos, est unicursal: en y entrant, on ne peut qu’atteindre le centre, et du centre, on ne peut que trouver la sortie. Si on « déroulait » le labyrinthe unicursal, il nous resterait dans les mains un unique fil, ce fil d’Ariane que la légende présente comme le moyen (étranger au labyrinthe) de sortir du labyrinthe, alors qu’il n’était en réalité rien d’autre que le labyrinthe lui-même".
Cette phrase m'a troublé.
Alors maintenant regardez à nouveau le labyrinthe de Chartres. Une entrée unique, un parcours unique qui nous conduit irrémédiablement vers le centre, où se "cache" la figure mi-bête mi-homme, une unique voie de retour consistant à suivre le chemin parcouru, mais à rebours cette fois. Le fil ne sert à rien, donc, puisque Thésée ne peut pas se tromper de voie.
Alors pourquoi ce fil, agrémenté de cet anneau auquel il est accroché ? J'émets l'hypothèse qu'il sert plus à Ariane qu'à Thésée. Ariane a besoin de sentir, à travers le bruit que fait l'anneau, si son amant est vif. Eût-elle utilisé une poulie, qu'elle se fût contentée du seul hiement de cette dernière pour être prévenue du sort de Thésée.
Car Ariane veut voir Thésée mort. Cet amant, elle l'a attirée dans ses rets (son réseau de fils) que pour mieux le condamner. Car comment pourrait-elle vouloir la mort de son demi-frère, cette créature avec qui elle avait partagé tant de moments de douceur, cet homme-bête qui savait si bien veiller sur son sommeil, quand, épuisée de leurs jeux, elle s'endormait confiante sous la protection de son regard bienveillant ?
A partir de maintenant, tout se précipite.
Deuxième "A". "A" ment. Amant. Le retour de l'amant. Il vient de tuer la créature.
D. "D" ment. Dément. Ariane sens l'univers s'écrouler sous ses pieds. Après la mort d'Androgée en Attique, voici qu'on lui enlevait un deuxième frère, qu'elle aimait tendrement, celui-ci.
N. Le "N" ne ment pas, lui. Il se suffit à lui-même. Et comme il se conjugue au féminin, il devient cette haine farouche qui dévaste le coeur de la belle Ariane en considérant l'assassin de son frère.
E, enfin. Ou plutôt "é", comme doit se prononcer la dernière lettre d'Ariadné. "é"-ment. Aimant. Car c'était lui l'être aimant, lui, celui que son père voulait exclure, cacher, lui, ce frère si doux, si malheureux, que Borgès a imaginé dans La Demeure d'Astérion attendant avec délectation le bras de celui qui le libérerait de sa sinistre condition. Au point où, Thésée, l'amant utile mais si ignorant devait s'étonner en retrouvant Ariane à la sortie du labyrinthe :
« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu. »
A la bibliothèque Jacques Doucet, place du Panthéon à Paris, le visiteur attentif pourra trouver un feuillet isolé de Baudelaire, sans titre, ni date, décrivant une scène cauchemardesque : l'auteur est prisonnier d'une tour en train de s'effondrer.
Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre, des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cœcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — Fissures, lézardes. Humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés.
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.
Mais comment Baudelaire a-t-il pu rêver ce qui n'était pas advenu ? Comment savait-il ce qui se produirait plus d'un siècle plus tard, dans ces tours labyrinthes qui n'existaient pas alors, puisque l'homme n'avait pas encore été gagné par la hubris et l'obsession de la démesure ?
Les Grecs anciens savaient que les esprits qui enfantaient ces créations d'outre-mesure étaient habités d'une "maladie secrète" et que cette infection mentale fragiliserait jusqu'à la mort leurs oeuvres démentielles.
Baudelaire le savait aussi, mais il ignorait comment avertir les oreilles fines et les nations, tristement engagées dans un siècle de bruit et de fureur.
J'ai découvert la lettre du poète en épilogue du livre de Roberto Calasso intitulé "L'Innomable actuel". Après sa lecture, je frissonnai comme pris de fièvre. Soudainement, je me demandais si, à l'image de cette fulgurance baudelairienne, nos esprits éprouvés et nos corps à la garde baissée, pouvaient dessiner les contours floutés du futur ?
Récemment, mon ami Dominique a publié sur LinkedIn la vidéo ci-dessus intitulée "De la farine et de l'eau". Cette vidéo met en scène trois boulangers, un chrétien, ami d'enfance de Dominique vivant dans l'enceinte des remparts du vieil Antibes, un arabe musulman de Beer Sheva et un juif demeurant à Jérusalem.
Ce sont de superbes images de 6 mains pétrissant la pâte d'un même pain... Le mot "main" se dit de la même façon en arabe et en hébreu (yad), car comme le dit un des trois boulangers, "nous sommes tous pareils". Le mot pain, en revanche, se dit לחם(le'khem) en hébreu et خُبز('khobz) en arabe. Or, il se trouve que le mot se prononçant le'khem en arabe - لحم- y signifie "viande". Nous voici donc en présence d'un bien étrange faux ami... Quant à la ville très sacrée de Bethléem (Beit le'khem) pour les Chrétiens, elle se dit بيتلحم, en arabe, soit la maison de la "viande" et בֵּיתלֶחֶם en hébreu, soit la maison du "pain"...
Alors comment concilier le pain des uns et la viande ou la chair des autres ? Qui sait si ce ne doit pas être à travers le sacrement de l'Eucharistie qui, chez les Chrétiens, unit dans un même geste le pain et la chair ?
Le mois dernier, j'ai eu le plaisir de passer une petite semaine avec ma belle dans la ville de Naples.
Avant de partir, j'avais repéré la présence dans la ville de trois tableaux de Caravage, dont le martyre de Sainte Ursule, considéré comme la dernière oeuvre du peintre, quelques semaines à peine avant qu'il ne soit retrouvé mort sur une plage de Porto Ercole.
Le martyre de Sainte Ursule est le joyau du palais Zevallos Stigliano. Quand je me retrouvai devant le tableau, je ressentis une forte émotion teintée de confusion.
Mon regard fut d'abord porté sur les mains de la sainte. Elles délimitent avec délicatesse la plaie d'où s'échappe le sang de la vie échangé en préservation du sang de la virginité refusée. La rougeur de l'hémorragie est à peine perceptible ; le trait meurtrier est à peine visible. C'est pourtant à cet endroit que le drame se noue ; c'est le centre du tableau, le point focal de l'intrigue, comme le confirment le regard insistant du roi, celui, incrédule de la sainte et celui, insondable, du soldat à droite de la scène, représenté de trois-quarts.
La sainte à un visage pâle, livide. Son teint d'albâtre trahit la vie qui s'en va et le travail de la mort, déjà à l'oeuvre après que la flèche meurtrière adressé par le roi des Huns est venue s'enticher dans les chairs inviolées de la jeune femme.
Mais d'où vient cette flèche ? Il nous suffit de remonter le temps en déplaçant notre regard vers la gauche pour aller de l'effet à la cause. Nous découvrons alors la main du roi des Huns, qui vient tout juste de lâcher la corde bandant l'arc.
Cette main n'est pas innocente. Elle porte la culpabilité de la mort donnée. Le regard insistant du personnage central du tableau, la fixant avec intensité, nous avertit qu'elle porte un message allant au-delà du geste qu'elle vient d'accomplir.
Alors oublions un instant les regards et intéressons-nous aux mains, trop souvent assignées à réaliser les basses besognes nées de notre vilenie ou de notre turpitude. En partant de la main droite du roi, sur la gauche du tableau, tirons un trait à notre tour vers la main du soldat située à sa droite. Une première surprise apparaît. Sur la ligne droite des mains de tueur, deux autres mains apparaissent : la main gauche du roi des Huns accrochée à l'arc et celle du personnage central portant le galure à bords large d'un pèlerin. Cette main traduit le désir d'interposition.
Maintenant que nous sommes arrivés au gant du soldat, je vous invite à suivre le chemin de lumière qui coudoie sur son bras armuré. Après le virage, le chemin se perd vers la partie supérieure du tableau, où il rencontre le haut d'un bâton.
Descendons désormais en suivant ce bâton. Nous tombons sur une nouvelle main, crispée autour de son support.
Comme collée à cette main, apparaît le visage jaune d'un homme sans âge. L'ensemble de la main et du visage, dans une expression d'abandon mortel, évoque la tête d'un pendu qui aurait expurgé de toute trace de sang en raison du serrement du gibet. Encore une fois, la mort à l'oeuvre.
L'impression est renforcée en considérant que la tête de l'homme se situe dans le prolongement exact du corps de la sainte. En prolongeant l'illusion, c'est un peu comme si ce n'était plus la vierge qui recevait le trait dans ses entrailles, mais bien l'homme.
Alors qui est cet homme ?
Il apparaît de nombreuses fois dans les oeuvres du Caravage. Vous le retrouverez dans un autre martyre, celui de Saint Matthieu à l'église Saint Louis des Français à Rome ou encore dans l'arrestation du Christ conservé à la Galerie nationale d'Irlande à Dublin. Même visage, même position en retrait. Si ce n'est que cette fois, ce personnage n'est plus un simple figurant ; ici il devient partie prenante du drame qui se joue. Quant à son identité, il s'agit ni plus ni moins que du Caravage lui-même.
Et ici, comme pour conjurer un sort qu'il sent aussi proche qu'irréductible, le peintre a mis en scène sa propre mort.
--
PS : Ce billet a été écrit initialement sous le titre "Chemins de lumière, chemins de lecture" sur le blog "L'Art de Raconter" et vous pourrez le trouver ici.
Lors de mon dernier voyage napolitain avec ma belle, nous sommes allés voir une des trois oeuvres du Caravage visibles dans la cité parténopéenne : les Sept Oeuvres de Miséricorde.
Le tableau est exposé dans l'église du Pio Monte de Misericordia. Selon Vittorio del Tufo, auteur de Napoli Magica, superbe ouvrage où sont narrées anecdotes, histoires et légendes de la ville, cette institution fut créée par un groupe de sept gentilshommes au début du XVIIème siècle. En 1606, leur chemin croise celui de Michelangelo Merisi, alias le Caravage, qui fuit Rome suite à une algarade malheureuse où le peintre tua un certain Ranuccio Tomassoni, un individu peu recommandable aux allures de seigneur, doublées d'un comportement de maquereau. Le Caravage aimait les prostituées et les transfigurait en madones ; Ranuccio les traitait en tiroirs-caisse, cela fut bien suffisant pour tirer l'épée du fourreau.
Peut-être en échange du gîte, d'une protection et certainement de quelqu'argent, le Caravage entreprend la réalisation d'une des oeuvres les plus ambitieuses et complexes de sa carrière : représenter les sept miséricordes corporelles selon le canon catholique. Parmi tous les personnages fourmillant sur la scène terrestre, une seule femme. Pourtant, l'image frappe. Elle est jeune, dotée d'une poitrine généreuse et elle offre le sein à un vieillard aux traits fripés.
A elle seule, elle remplit trois oeuvres de miséricorde : elle donne à boire à celui qui a soif, elle donne à manger à qui a faim et elle rend visite à qui est incarcéré. Ce dernier point n'est pas évident. Pourtant, en faisant attention, vous remarquerez que le vieillard est derrière des barreaux ; il est emprisonné. Aucun autre personnage parmi les faiseurs de bien ne fait plus d'une ou deux actions de miséricorde : l'un offre le gîte à un pèlerin repérable par une coquille de Saint-Jacques épinglée à son chapeau, un autre donne à se vêtir au personnage nu que nous voyons de dos - et peut-être lui apporte-t-il un réconfort dans sa maladie. Deux autres enfin, sur la droite de la toile, unissent leur énergie pour offrir une sépulture à un mort, dont nous ne voyons que les pieds... propres... une fois n'est pas coutume chez Caravage.
Quatre hommes pour quatre actions de miséricorde ; une femme pour trois.
Alors, intéressons-nous à cette femme. Elle détourne le regard, sans doute pour nous souligner qu'aucune impudeur ne vient altérer son geste, qu'il est pur dans sa gratuité et sa générosité. Comme pour mettre en valeur le réconfort apporté, le Caravage a peint deux gouttes de lait accrochées aux poils de barbe du vieillard.
En continuant la lecture de Napoli magica, je tombe en arrêt sur cette phrase que je vous livre :
"(...) per spiegare il concetto di misericordia, l'Antico Testamento utilizzava il termine ebraico rehem, che nelle lingua di Davide indicava anche l'utero, il grembo della donna." (page 231)
Soit, en français, " (...) pour expliquer le concept de miséricorde, l'Ancien Testament utilisait le mot hébreu rehem, qui, dans la langue de David, désigne aussi l'utérus, la matrice de la femme."
Dans l'acte de miséricorde se cache en pointillé le sexe de la femme, sa maison secrète où elle conçoit la vie, où se prépare l'enfantement. Comme le souligne le docteur Ariel Toledano dans un petit opuscule intitulé Médecine et Sagesse Juive, je cite : " L’utérus, la matrice correspond à l’habitacle premier de tout individu. Rehem (רחם) signifie la miséricorde, le calme, le lien maternel. Mahar qui signifie « demain » en hébreu est l’anagramme du mot rehem. L’utérus comme vecteur de lendemain..."
De la femme qui porte l'enfant dans son ventre et donne la vie au porteur d'eau qui étanche la soif de ceux qui ont la gorge sèche, il n'y a qu'un pas. Au même moment où j'admirais le tableau du Caravage, je lisais "Les Porteurs d'eau" d'Atiq Rahimi. Dans le nom de l'auteur, encore une fois ce trigramme RHM et dans le bon ordre. J'aurais dû remarquer cette coïncidence. Mais non, je ne prenais pas garde. Ce n'est qu'arrivé à la page 260 que je tombai en arrêt sur cette phrase où Lâlâ Bahâri, le sage hindou échange avec Yûsef, le porteur d'eau afghan :
"C'est le rêve d'un Hindou de retourner à l'état d'origine, au-delà de la mort, au néant ! Le néant est notre matrice et notre quête absolue."
Revoilà la retour aux sources qui pointe le bout de son nez.
Et le sage de conclure : "D'ailleurs, chez vous les musulmans aussi. Tu sais que dans votre profession de foi, vous avez deux mots, Rahman et Rahim, les attributs d'Allah clément et miséricordieux, qui ont la même origine : rahem, qui veut dire... utérus !"
En arabe aussi, donc. Même trigramme R-H-M. Mêmes mots. Même correspondance.
Toledano remarque que "la correspondance numérique de rehem (resh-200, heth-8, mem-40) est 248, ce qui correspond au nombre d’os que constitue un squelette humain selon la tradition talmudique. L’utérus est donc bien l’organe créateur. Pour arriver à se reproduire l’homme doit passer par le rehem. La correspondance numérique de l’homme (adam-45) et celle du mot « crée » (bara-203) est aussi égale à 248."
En arabe, les autres combinaisons des lettres du trigramme R-H-M donnent haram, l'interdit - mais aussi le sacré - ou encore harem, lieu où la femme réapparaît en majesté, interdite et sacrée à la fois.
Que de correspondances troublantes, auxquelles mon fils Matthieu devait rajouter une occurrence pas plus tard qu'hier, alors qu'il me parlait de son voyage au Vietnam. Un voyage, où, en compagnie de sa belle, il passa plusieurs jours dans les entrailles de la terre, à Hang Son Doong, la plus grande grotte du monde. "Une expérience quasi-mystique", me confia-t-il alors que nous dégustions un plat de tortellini chez mes amis Concetta, Maurizio et Giovanni de la Taverna Baraonda.
Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce fatras de coïncidences, mettant en scène dans un même mouvement circulaire, le Caravage, la miséricorde, le sexe de la femme, l'hébreu, l'arabe, les porteurs d'eau et les nourrices aux poitrines généreuses, les grottes profondes et humides, comme autant de synchronicités jungiennes.
Une faille dans les entrailles de la terre, une ouverture de lumière vers le monde...
Naissance, appel de la vie.
Miséricorde !
Il y a quelques jours, au restaurant, mon fils J. est venu me voir pour que je lui indique des endroits à visiter à Rome. Je lui demandai ce qui l'intéressait le plus, mais en l'absence de précision de sa part, je dessinai sur la nappe en papier, une carte de Rome.
Je traçai d'abord le Tibre, sous la forme d'une boucle sinueuse et alanguie. Puis, autour de cet axe anamorphique, je disposai les lieux dont je me suis épris au fil de mes longues balades nocturnes dans les rues de la ville éternelle. Telle église du Bernin, telle façade ondulante de Borromini, une statue de vierge en extase ici, un trou de serrure templière là...
Alors que je noircissais le papier, il me vint à positionner des tableaux du Caravage qui me sont chers. Je ne manquai pas d'évoquer le choc esthétique que m'avait causé la découverte de la chapelle Contarelli dans l'église Saint-Louis des Français où figure cette sublime trilogie de la vie de Matthieu apôtre, de la vocation au martyre en passant par la méditation que requiert l'écriture de l'Evangile.
Et puis, emporté par mon élan, j'évoquai ce moment sublime où, sans intention particulière, je rentrai dans la basilique Saint-Augustin et, tandis que je marchais lentement dans les travées latérales, je tombai sur La Madone des pèlerins du Caravage. Je m'efforçai de décrire à mon fils le choc que je ressentis alors. Je me souviens être resté là, prostré de longues minutes, fasciné, comme pris de catalepsie.
Depuis, je devais lire dans l'ouvrage admirable de Yannick Haenel consacré au Caravage, que je n'étais pas le seul à être tombé sous le charme de ce tableau.
Au premier plan, il y a les pieds sales, grossiers des pèlerins, dont les orteils sont écrasés les uns contre les autres, ces pieds d'affligés, d'affamés et d'assoiffés que Christ aimait tant...
Au centre du tableau, il y a ceux délicats de la Vierge, à la source d'un trouble que je ne peux que qualifier d'érotique.
Dans le texte de Yannick Haenel, il y a aussi cette précision que j'ai trouvée savoureuse.
Je cite :
"Catherine Millot raconte ainsi dans La Vie avec Lacan, qu'arrivé dans l'église Sant'Agostino, à Rome, Lacan se précipite dans la chapelle où est accrochée La Madone des pèlerins : " Lacan contempla longuement le tableau placé au-dessus d'un autel. Le pied nu de la Vierge le captivait. Il demanda au sacristain qui se trouvait là de lui apporter une échelle pour le voir de plus près.
C'est une scène comique : le sacristain, après un peu d'hésitation, se met à sourire (il comprend sans doute qu'il a affaire à un illuminé) et obtempère ; Lacan grimpe l'échelle et examine avec attention le pied de la Vierge, sans doute aussi ceux des pèlerins, puis il en descend sans faire aucun commentaire, ce qui laisse pantois le sacristain."
D'un côté, le pied de la Vierge, en pointe, semble esquisser un pas de chat ; de l'autre, ceux des pèlerins en dévotion écrasés au sol, noirs de poussière, offrent à nos yeux l'accablement accumulé au fil du chemin de la vie.
Délicatesse et légèreté ici, pesanteur là.
Que rajouter à la description de notre humaine condition ?
Début octobre de cette année, la presse économique saluait de franchissement de la barre des 1.000 milliards de dollars de capitalisation pour la maison Apple. Mille milliards de dollars... Le nombre donne le tournis et la ritournelle des 12 zéros gentiment alignés derrière le chiffre de l'unité n'est pas sans rappeler l'affiche de ce superbe film de Henri Verneuil ou un Patrick Dewaere joue les journalistes obstinés pour démasquer la turpitude d'un monde des affaires sans scrupules où poules de luxe, agents immobiliers véreux et barbouzes rivalisent de cynisme pour s'enrichir sur la chair des hommes. Le film est de 1982 mais n'a étrangement pas perdu une ride. Pis ! C'est un peu comme si Henri Verneuil avait eu la prescience de ce qu'un capitalisme "globalisé" pouvait porter en gésine de pourriture et de souffrance accumulées.
Cette semaine, l'action Apple s'est écroulée suite à des annonces décevantes sur les ventes d'iPhone. En quelques séances, l'action a dévissé ce qui a fait s'envoler en fumée des milliards de dollars de capitalisation. D'un coup d'un seul, ceux-là même qui criaient au génie de Tim Cook au mois d'octobre, le vouent désormais aux gémonies. Sic transit gloria mundi.
Humain, trop humain. Le comportement s'explique par cette tendance indéfectible de notre caractère de vouloir trouver des raisons et surtout des coupables à tout. Quand la valorisation de la maison à la pomme dépasse les 1.000 milliards, c'est grâce à qui ? Tim Cook. Quand elle dévisse trois mois plus tard, c'est la faute à qui ? Tim Cook. Pourquoi ? Parce que nous effectuons mélangeons corrélation - quand l'action a dévissé, le patron était Cook. Il est donc responsable - et causalité - qu'est-ce qui dans les orientations stratégiques ou l'exécution opérationnelle de Cook peut prêter à penser qu'il est responsable de la non tenue des prévisions de vente d'iPhone sur le dernier trimestre écoulé ?
La confusion entre corrélation et causalité est commune. Nombreux sont ceux qui nous alertent sur les aberrations auxquelles elle nous conduit. Et souvent avec beaucoup d'humour !
Par exemple, saviez-vous que la proportion d'enfants nés hors mariage en Europe était très étroitement corrélée à l'évolution de la surface des forêts en Croatie.
De là à dire que l'un de ces deux phénomènes explique l'autre, il y a un pas que je ne m'aventurerais pas à faire.
Et si vous aimez ces farces du destin déguisées en vérités scientifiques, je ne saurais trop vous inviter à faire un tour sur le site "Spurious Correlations" ("Corrélations fumeuses" - NDLR). C'est ici. Vous y découvrirez tout un lot de corrélations troublantes comme celle entre la dépense des USA dans la science et le nombre de suicides par étouffement, ou encore, ma préférée, celle qui relie le nombre de personnes se noyant en tombant dans une piscine et le nombre de films où apparaît Nicolas Cage.
Mais revenons à nos amis d'Apple.
L'une des raisons principales pour lesquelles nous autres humains sommes amenés à confondre corrélation et causalité tient au fait que nous soyons trop souvent incapables de prendre en compte la dimension temporelle. Du reste, c'est symptomatique. Regardez les corrélations bidons proposées par Spurious Correlations. Elles sont toutes, sans exception, représentées sur un axe temporel homogène, à savoir identique pour les deux phénomènes mis en correspondance.
Or, bien souvent, les causes sont à rechercher dans le passé, c'est-à-dire bien avant que la manifestation du phénomène. Dans son fameux livre The Tipping Point, Malcolm Gladwell avait brillamment montré que la cause à l'origine de la chute brutale du nombre de dégradations dans le métro de New York et de crimes en général dans la grande métropole américaine était plus à rechercher dans la légalisation de l'avortement dans cet état, survenue 16 ans auparavant, plutôt que dans la gestion musclée du maire de l'époque, M. Rudolf Giuliani.
Car bien souvent, là où les corrélations projettent une lumière crue sur des coupables tout désignés, les causes nous renvoient dans les brumes d'un passé plus ou moins lointain.
Au risque de déplaire à nombre de Républicains, même si la bonne santé de l'économie américaine se manifeste sous le mandat de M. Trump, les facteurs qui l'expliquent nous ramènent à la gestion de M. Obama.
Si l'action d'Apple a dévissé cette semaine, c'est peut-être l'effet de la mort du visionnaire Steve Jobs survenue il y a sept ans. Avec sa disparition, c'est le souffle de créativité qui quittait la société. Oh, l'effet ne s'est pas fait sentir tout de suite et l'action AAPL a continué de progresser, profitant de l'impulsion fantastique donné par Jobs de son vivant.
Et si les gilets jaunes font exploser leur ras-le-bol dans la rue aujourd'hui, c'est peut-être à cause de l'impéritie de nos derniers présidents plus que du fait de la politique de M. Macron.
Temps long, temps court. Je me souviens de cet homme politique qui affirmait qu'il fallait attendre une génération pour apprécier dans sa juste mesure l'impact d'une réforme de l'éducation.Temps long de la percolation des politiques publiques dans le tissu social. L'essence trop chère, c'est la faute à Macron. Temps court du jugement asséné à la vitesse de l'éclair.
Food for thought, diraient nos amis anglo-saxons. Matière à réflexion pour cette année 2019 qui vient tout juste de démarrer.
Je n'ai jamais aimé Milan.
Je l'ai toujours associée à la grisaille, le froid humide l'hiver, la suffocation en été, des bâtiments lourds, des magasins de luxe pour bourgeoises oisives. Entre les boutiques de la via Montenapoleone et la monstruosité architecturale de la Stazione Centrale, cette ville m'a toujours fait l'effet d'une anomalie dans le monde méditerranéen, d'une excroissance disgracieuse de la modernité industrieuse, en bref, une métropole triste, prétentieuse et compassée.
Jusqu'à ce mois de novembre où il me fut donné de rester une semaine entière dans la capitale lombarde.
Mon hôtel était à deux pas du Duomo et chaque jour, je m'offrais soit en solo, soit avec des amis, une balade, une expo sur Pablo Picasso sur le thème des Métamorphoses d'Ovide ou sur Carlo Carrà. Et si je manquais d'allant ou me sentais fatigué, il me restait alors le recours de me délecter d'une glace chez Savini.
Car cette fois-ci, pour je ne sais quelle raison obscure, la ville m'est apparue sous un jour complètement nouveau.
D'abord, il faut le reconnaître, les devantures des boutiques sont quasiment des oeuvres d'art.
Ensuite, le tour du Duomo et l'observation du statuaire constitue un voyage presque immobile où les mythes judéo-chrétiens (Samson terrassant le lion, David décapitant Goliath) se déploient dans des styles divers, où la recherche de la perfection allégorique le dispute à la sensualité d'un contrapposto...
ou tout simplement à la fantaisie d'un sculpteur pris de vin ou d'amour.
Cela va même au point où la symbolique convenue du christianisme triomphant est bafouée par la représentation d'un dragon boulottant un Saint-Georges résigné, nu, dépourvu de sa lance et de son étole marquée au sceau de la foi et la chasteté. Et tant pis pour la princesse de Lod, qui n'aura qu'à attendre la venue d'un nouveau prince charmant.
Pourtant, ce qui m'aura frappé lors de mon séjour milanais, c'est combien cette ville que je croyais bâtie sur les tréteaux de valeurs bourgeoises indéfectibles, pouvait flirter avec l'insoumission et la remise en cause de l'autorité.
Il y a d'abord ces graffitis multiples aux abords de l'université.
Cet appel à la résistance au monde capitaliste d'abord.
Ce message insistant sur le caractère labile - friable, incertain - des frontières :
Mais surtout, et là je dois vous avouer que je suis resté cul-par-dessus-tête, il y a cette plaque commémorative, posée juste devant un commissariat, rappelant la mort "accidentelle" de Giuseppe Pinelli, cheminot anarchiste, qui aurait été / se serait défenestré alors qu'il subissait un interrogatoire à la questura, le siège de la police.
Cela m'a rappelé la statue de Giordano Bruno, érigée en plein centre du Campo dei Fiori à Rome, faisant face au Vatican à quelques centaines de mètres à peine.
L'allégorie de la pensée libre et éclairée dénonçant silencieusement l'obscurantisme religieux, dans la douceur lumineuse de Rome ; la plaque grise de marbre rappelant le risque d'abus d'autorité des pouvoirs institués porteurs d'uniforme dans le décor brumeux de Milan.
Les deux métropoles italiennes réunies dans leur quête de justice face aux tyrans.
Je retrouve l'Italie que j'aime et avec elle cette Méditerranée qui m'habite au plus profond de mes entrailles.