Il y a pile-poil quinze ans, je passai une semaine à Yaoundé, la ville des planteurs d'arachide. C'était pour raison professionnelle et j'étais accompagné de S., une collègue de travail. C'était aussi la première fois de ma vie que je posais mes pieds en Afrique noire.
Le jour de l'arrivée, c'était la veille de l'Aïd el Kebir. La ville préparait la commémoration du sacrifice avorté d'Ismaël par Ibrahim / Abraham dont le bras fut retenu à la dernière seconde par le Très Haut avant de s'abattre sur le cou de son fils. A ce propos, j'aimerais que quelqu'un m'explique pourquoi l'enfant sacrifié s'appelle Ismaël chez les Musulmans et Isaac chez les Juifs et les Chrétiens. Y aurait-il plusieurs bibles ?
Mais revenons à nos moutons. Car c'est bien un mouton empêtré dans les ronces que le Très Haut désigne à Ibrahim / Abraham pour offrir en sacrifice en lieu et place de son fils bien aimé. Ce sont donc des moutons qui sont sacrifiés le jour de l'Aïd el Kebir pour festoyer. Du coup, aux effluves de pourriture fleurie provenant de la forêt tropicale voisine, venait s'ajouter l'odeur poisseuse du sang des milliers de moutons égorgés pour l'occasion, en plein air, sur une place du nord de la ville.
La semaine se déroule comme il se doit. Business (almost) as usual. Nous voilà donc rendus au vendredi soir. En réponse à une invitation des musiciens payés pour mettre l'ambiance à l'hôtel où nous logions et accompagnés de deux Français en mission rencontrés sur place, nous voilà plongés dans un décor inhabituel : dans les bidonvilles, un bar sans fenêtre, juste deux béances dans le mur en parpaing donnant sur un chemin de terre séchée, un bidon d'essence dehors servant de brasero. A l'intérieur, dans la salle unique de l'habitation, il y a une petite estrade pour nos trois musiciens (guitare-chant, balafon, percussions), un comptoir au fond, 2-3 tables sur les côtés et, au milieu, la piste de danse avec stroboscope au plafond.
Quand nous arrivons, nous sommes les premiers. Les musiciens nous accueillent avec force accolades et sourires. Ils nous présentent au tenancier du lieu : premier contact un peu froid, à peine tiédi par le partage des premières bières. Après les derniers réglages d'instruments, les musiciens attaquent gentiment avec quelques makossas entraînants, avec cette guitare fluide et pleureuse si caractéristique. Nous trinquons en faisant s'entrechoquer nos bouteilles de bière. La semaine a été un succès, c'est le week-end ; nous sommes tous prêts à savourer cette occasion de détente aussi bienvenue qu'exotique. Pourtant, rien ne se passe. Le local reste étonnamment vide. Bien sûr, de temps en temps, des enfants viennent se planter devant les deux échancrures qui font office de fenêtres ; mais personne ne rentre. La patron nous tire une gueule d'expulsion sans sommation et c'est jusqu'aux musiciens dont les sourires sont désormais teintés de gêne.
Alors, n'écoutant que notre courage, nous nous levons et esquissons quelques pas timides sur la piste. En moins de temps qu'il n'en faut pour dire hep, les fenêtres sont bouchées par les visages d'enfants du quartier se pressant pour avoir leur part de spectacle. Hilares ! Ils sont hilares ! Pourquoi rient-ils ? On est dans le rythme, non ? On est ridicule, c'est ça le message ? A ce moment, je me dis que je vais m'assoir et siroter ma bière tranquille en boudant. Mais voilà. Les premiers couples de noirs font leur entrée. Sans préavis, ils investissent la piste. Et là tout devient subitement évident. En deux voltes et trois déhanchements, la salle s'électrise. Les musiciens passent à la vitesse supérieure : le frappé des paumes sur les peaux se fait plus sec, la guitare est passée du pleur au rire toutes dents visibles, la voix du chanteur est ferme, ses yeux brillent et c'est jusqu'au balafon dont les sons en chapelets de clochettes évoquent les mystères de la forêt tropicale si proche.
(A ce stade de la lecture, si vous souhaitez vous imprégner de l'ambiance musicale, je vous invite à allumer la radio ci-dessous en cliquant sur le bouton à gauche.)
Alors le va-et-vient des couples se fait plus pressant. Très vite, la piste est bourrée de corps se trémoussant. Chaque couple a son style en propre. Tel tout en douceur et très pudique évoluant en déplacements de faible amplitude. La jupe blanche de la femme ondule sans rupture sur le rebondi de ses fesses. Tel autre, en revanche se la joue en mode collé-serré, mais alors vraiment très collé et assurément très serré. Chaque mouvement du corps de l'un est accompagné à la lettre par le partenaire. Juste le temps de s'ajuster dans un soupir et les corps se sont synchronisés dans une représentation mimant la copulation. Les gouttes de sueur perlent sur la peau ; la lumière du stroboscope les transforme en mille éclats. Des fragrances musquées et l'odeur du désir ont investi la piste. L'envoûtement peut avoir lieu : tout le monde sourit. C'est jusqu'au patron qui a mandaté un petit garçon nous dire qu'il voulait nous parler. Il nous offre les mots et l'accolade de la bienvenue.
A l'origine, une incongruité : quatre blancs dansant le makossa dans un bar borgne de Yaoundé. Eloignement. Puis, le rire des enfants comme sésame. Rapprochement. A partir de ce moment, il suffit de laisser parler les corps pour que les esprits s'apaisent et jouissent du bonheur d'être ensemble.
La nuit lourde et opaque de l'équateur s'était posée sur la terre rouge, adamha, rouge comme le sang du premier homme, Adam, comme cette poussière qui vole au chant des griots. L'heure est aux corps, aux attirances, au zouk qui emballe, au collé-serré qui unit. La nuit est encore longue. Il sera toujours temps de penser aux reproches.
Voilà. Quand j'ai commencé à écrire ce billet, je partais d'une citation de Michel Maffesoli, émule de Georg Simmel, dans son petit dictionnaire des "iconologies" modernes. A la rubrique baroque, il écrit que ce qui prévaut dans ce style c'est un oui à la vie né du "chatoiement des couleurs, [de] la virevolte des formes, [de] la multiplicité des sens sollicités". Une exubérance qui m'a projeté loin dans le temps et l'espace, dans ce petit bar de Yaoundé où il y a 15 ans, j'ai connu un moment de pur bonheur inexplicable, presque une expérience religieuse. C'était loin ; j'y ai connu la joie du proche. Le baroque serait-il tout simplement une abolition ou plus précisément une distorsion des distances ?
--
Notes : les photos de Yaoundé sont de J-my Ngora et ont été extraites de la collection éponyme sur flickr. La photo du joueur de balafon est de Waramusso.
Les commentaires récents