Concours de circonstances : un de mes clients se trouve place de la Madeleine. Et comme j'y étais vendredi, j'en ai profité pour faire un tour à la Pinacothèque de Paris où ont lieu les derniers jours de l'exposition consacrée à Corto Maltese. Or, vous le savez peut-être, je suis un inconditionnel de Corto Maltese. Je parle déjà de mon héros ici ou là.
Comme je suis très fatigué en ce moment, j'ai besoin de m'affranchir du quotidien en m'offrant des tranches de rêves éveillés où je quitte la grisaille ambiante pour batifoler dans des espaces imaginaires peuplés de kobolds vicieux, de bardes nostalgiques et de lutins facétieux. Ce soir, je me suis payé le luxe de m'offrir quatre récits de Corto Maltese.
Dans le métro qui me mène vers mon petit appartement bobo du Marais, je me suis lancé dans la lecture du Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine. On y retrouve le monde habituel de Corto Maltese : des hommes portant fier se faisant pigeonner comme des bleus, des femmes à la beauté fatale dont on ne sait si elles sont anges ou démons, le tout sur fond de crise, de guerre ou de révolte. Là, nous sommes à Dublin en 1917, alors que le Sinn Féin multiplie les attentats pour faire avancer la cause de l'indépendance irlandaise face à l'occupant de Grande-Bretagne.
L'intrigue est rondement menée avec force double-jeux, espions infiltrés portant l'uniforme de l'ennemi juré et représentants de l'ordre sincères, bouffis de suffisance et de bêtise. Sans entrer dans le détail, Hugo Pratt nous propose une jolie mise en abîme dans laquelle celui que tout le monde prend pour un martyr de la cause indépendantiste s'avère en réalité un traître infâme et, à l'inverse, celui qui semble avoir pris fait et cause pour la puissance occupante se révèle un agent-double au courage sans faille et qui mourra sans ciller lorsqu'il se fera démasquer. Une fois le pot aux roses découvert, les états-majors des deux bords antagonistes s'entendent pour ne pas détromper le vulgus pecus. Les apparences doivent rester sauves, tant l'annonce de la vérité serait source de troubles incommensurables. Donc, le traître d'une réalité inavouable demeure martyr dans un réel pleinement assumé et le vrai martyr doit rester dans l'esprit de tous comme l'incarnation du Judas.Tout est bien qui finit bien : Corto Maltese peut quitter la verte Irlande pour soigner ses blessures d'âme sous d'autres latitudes.
Pourtant, la lecture de cette bande dessinée m'a laissé un arrière-gout de malaise. Et ce à double titre. D'abord, parce que l'idée qu'un mensonge acceptable vaille mieux qu'une vérité dérangeante me déroute. J'avais déjà éprouvé cette démangeaison de la consience à la lecture du dernier livre de Tahar Ben Jelloun, "Par le feu", où l'auteur relate - à la façon d'un chroniqueur - la façon dont Mohamed Bouazizi, jeune diplomé au chômage, est condamné à travailler comme marchand ambulant pour subvenir à ses besoins, se fait gifler par un agent de police femme, Fayda Hamdi, pour ne pas avoir garé correctement sa charrette, puis succombe au désespoir et s'immole en place publique. Peu avant de commettre son sacrifice, il laisse ces mots sur Facebook : "Mère, je pars, ne me plains pas, je suis perdu".
De ce geste de renoncement absolu naîtra la révolution tunisienne qui se répandra comme traînée de poudre dans le monde arabe. Du jour au lendemain, Mohamed Bouazizi est devenu le martyr des opposants au régime corrompu de Ben Ali et la jeune fliquette au regard triste la personnification d'un autoritarisme abject à abattre. Oui mais voilà. Les choses ne sont pas si simples comme le révèle un superbe article dans le Libération des 11 et 12 juin intitulé "La révolution de la gifle". Quelques mois après les événements, lors du procès de Madame Hamdi, il s'avèrera que la gifle n'a jamais existé, que M. Bouazizi n'était pas diplomé et que les propos qu'on lui avait prêté étaient, en réalité, ceux d'un homonyme parfait annonçant à sa mère son intention de quitter le pays. Le scénario était parfait : un jeune homme déclassé socialement, la gifle d'une femme en uniforme et un mot d'adieu à sa maman propre à arracher les larmes au coeur le plus insensible. Derrière le méli-mélo tragique, place à la mystification ! Et du reste, la mystification a déjà sa place attitrée à Paris...
La deuxième raison de mon malaise renvoie, elle, à l'attitude du romancier. Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi Tahar Ben Jelloun, un écrivain que j'admire profondément depuis que j'ai découvert dans ma jeunesse les aventures d'Harrouda, la prostituée au grand coeur, a pu cautionner la manipulation ? Comment a-t-il pu, manifestement en parfaite connaissance de cause, prêter sa plume et mettre son talent au service d'un mensonge avéré ?
Et j'en ai pas fini avec ces diables de porte-plumes... Car au fur et à mesure que je lisais la bande dessinée d'Hugo Pratt, j'éprouvais la pénible sensation d'avoir déjà lu l'histoire qui m'étais narrée. Dublin, la cause indépendantiste, un traître portant les atours d'un héros... tout cela me titillait bizarrement les neurones. Et soudain, en savourant mon traditionnel tartare au saumon chez Néo Sushi (que je recommande chaudement au passage), l'image s'imposa à moi avec l'évidence du crissement de lame d'un scalpel sur un galet. Borges. Fictions. Le thème du traître et du héros. Même lieu, même contexte politique à quelques années de distance, même embrouillamini dans lequel le supposé héros n'est qu'un vil traître, mais où le jeu des intérêts croisés nécessite de maintenir l'équivoque.
D'où ma question : Hugo Pratt aurait-il lui aussi succombé aux effluves capiteux de la mystification ? Serait-il un plagiaire ?
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