Il y a près de deux ans, c'est-à-dire à un tournant important dans ma vie, alors que je me baladais dans mon nouveau quartier, je remarquai rue Saint-Claude, dans le 3ème arrondissement de Paris un superbe "aleph"
(
א
) sur la vitrine d'une galerie.
Hier, par hasard, je rencontrai brièvement Frank Elbaz, le propriétaire de la galerie éponyme et le questionnai sur le aleph. Il me dit que c'était dans le cadre d'une exposition consacrée à Wallace Berman, un artiste américain appartenant à la génération beat, mais spécialisé dans les techniques d'assemblages visuels aux résonances surréalistes.
Une chose est certaine. Au moment où j'avais vu cet aleph pour la première fois sur la vitrine de la galerie, je ne me doutais pas qu'il portait en germe l'apprentissage de l'hébreu et que deux ans plus tard, soit aujourd'hui, je serais capable de déchiffrer (quoique encore très laborieusement) les 22 caractères utilisés pour écrire la version originale de la Bible.
Cet apprentissage a été une vraie joie pour moi, un pélerinage inattendu. Ainsi, j'ai découvert que chaque lettre était dotée d'une signification et d'une symbolique bien à elle, qu'elle était une clef pour comprendre l'univers, un appel au voyage. Sa forme, le concept-sous jacent, sa sonorité, son développement, ce que les sages avaient dit sur elle, les racines où elle figurait, tous ces éléments appelaient au questionnement, à la métaphysique.
Lors de ma première leçon d'hébreu, j'ai appris trois caractères : le bet (
ב
), le tav (
ת
) et le shin (
ש
), soit les trois lettres entrant dans la construction du mot shabbat. Le shin eut le don de me plaire d'entrée de jeu. J'aime sa forme de trident, de flammèches pointant vers le ciel. Du reste, le feu fait partie des symboles associés au shin ; le mot feu en hébreu se prononce "èch" et s'écrit par association d'un aleph et d'un shin
(אש). On le retrouve dans le premier mot de la Bible/Torah. C'est le "ch" de "berechit", le mot premier dont une des tradutions possibles est "au commencement" et comme esh, le feu, est littéralement écrit au centre de bereshit, on sent bien que le feu joue un rôle de premier plan dans la génèse.
De façon amusante, en ôtant le esh de bereshit, il reste les 4 lettres bet, resh, yod et tav, qui forment le mot brit, désignant l'alliance. Alliance de feu, une expression qui pourrait pratiquement résumer l'histoire racontée dans la Bible, celle du dialogue d'amour et de feu entre le Créateur désigné par le tétragramme ineffable yod-hei-vav-hei (יהוה) et sa création, l'Homme.
A ce propos, homme se dit
ish en hébreu et s'écrit aleph-yod-shin (איש), ce qui n'est ni plus ni moins que le feu (esh) investi de l'un des caractètes du tétragramme, le yod, symbolisant l'esprit du Créateur, son intention essentielle.
Quant à la femme, c'est isha et cela s'écrit aleph-shin-hei. On retrouve le feu, adouci cette fois par la présence à la fin d'un autre caractère du tétragramme divin, le hei, représentant le souffle de la vie, la transformation de l'intention divine en substance.
Quelle joie de jongler avec ces caractères, si lourds d'histoire, mais si légers à délivrer des significations inattendues au détour d'une combinaison inédite ! Quel plaisir de sentir le sourire du divin derrière le doigt qui déchiffre et la bouche qui annone !
Pourtant, récemment, en voyant Lebanon, le film de Samuel Maoz qui obtint le Lion d'Or à Venise l'année dernière, je compris que ces lettres pouvaient aussi être synonyme de mort et de destruction. Comme chaque fois que je suis confronté à un contexte de guerre (ici, celle du Liban en 1982), ce fut pour moi une expérience hallucinatoire. Il faut dire qu'une plongée de 90 minutes dans le noir à voir, presque minute par minute, la vie de 4 soldats israéliens coincés dans la tourelle d'un char, ça ne peut pas laisser indifférent. Le film était en hébreu avec sous-titres en français. Mon niveau ne me permettait pas de comprendre les échanges entre protagonistes. Pourtant, à un moment clef, l'homme en charge de tirer, au viseur, se voit intimer un ordre monosyllabique, sec et brutal comme un coup de trique sur la nuque : ESH / FEU.
Ce qui se passe après la réception de l'ordre, je le tairai, car ce serait dévoiler le secret du film. Mais une chose est certaine, en entendant le son "esh", mon sang ne fit qu'un tour. Finis les jeux subtils d'assemblage de lettres, de mots complices ne demandant qu'à correspondre, voire plus en cas d'affinités. Le masque d'une réalité obscure venait de s'abattre sur les petits caractères que j'aimais tant. Je compris en l'espace d'une seconde, qu'ils avaient aussi maille à partir avec la vie bien réelle des hommes, avec son lot de beauté, de tendresse, mais aussi de lâcheté, de turpitude et d'horreur.
Les lettres incandescentes qui portaient le message de vie de l'Eternel se muaient en injonction à tuer et promesse de mort. En sortant de la salle, encore titubant sous le choc des images, je me dis pourtant que telle était bien l'ambivalence du mot feu : être à la fois symbole de vie, mais aussi de destruction. De façon anecdotique, n'avons-nous pas en français la même bipolarité, avec d'un côté, le feu au sens du foyer, réunissant autour de l'âtre des âmes en quête de chaleur et de l'autre, l'adjectif feu / feue pour parler d'une personne passée de vie à trépas ?
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