Mercredi dernier, j'étais à Marseille.
J'aime Marseille. C'est même la ville de France que je préfère. Peut-être parce qu'elle me semble si peu française. Marseille m'a toujours fait rêver à des terres lointaines au-delà des mers. Et puis Marseille, c'est aussi ce splendide creuset des peuples de la Méditerranée, ce confluent où les filles ont des yeux de chat et des chevelures noir jais.
Mais si j'étais à Marseille mercredi dernier, c'était pour y fêter l'anniversaire de mon père. J'avais envie qu'il me parle de la Méditerranée justement, de l'Algérie où il est né, de son enfance là-bas.
Le temps était enchanteur, comme à chaque fois que le mistral a soufflé. La mer scintillait de mille reflets d'argent et le ciel avait l'éclat d'un baiser sans apprêt. Alors, comme le temps s'y prêtait, nous nous sommes rendus au bout de la corniche, à Callelongue, là où la route s'arrête au pied des calanques.
Tapenade, salade de soupions... Le décor était planté comme dans un polar de Jean-Claude Izzo. Il n'y manquait que la poutargue et un verre de Lagavulin. Mais voilà, si j'adore les oeufs de mulet (découverts lors d'un séjour en Sardaigne), je dois confesser que je ne raffole pas de whisky. Alors, ce sera juste un verre de muscat de Beaumes de Venise.
Quand nous sommes sortis du restaurant, le soleil déclinait déjà sur la baie. Nous avons repris la corniche, direction centre ville, pour jouir encore de ce spectacle merveilleux.
Une petite balade sur la Canebière à chiner dans les librairies et nous voilà attablés à la brasserie des Danaïdes. Ce soir-là, à l'instigation de la Pensée de midi, il s'y donne une conférence sur le thème des "Mythologies méditerranéennes". Thierry Fabre a réuni autour de lui un réprésentant de chacun des 3 grands monothéismes dont la Méditerranée est le berceau : le dessinateur Jacques Ferrandez, l'humoriste, romancier et comédien Fellag et l'écrivain Maurice Attia.
Pour lancer le débat, Thierry Fabre s'adresse tour à tour aux trois invités et leur demande de partager leur vision sur ce que signifie être méditerranéen. La réponse de Maurice Attia me marque. Il y a trois points qui caractérisent l'appartenance à cet espace, affirme-t-il.
Le premier, c'est le rapport à la mère. Pour illustrer le propos, Attia raconte une histoire. Ce sont trois mères juives qui se retrouvent pour parler des mérites respectifs de leur fils. La première : "Mon fils m'aime tellement, que, chaque semaine, il m'invite dans l'un des plus grands restaurants de la ville". La deuxième de renchérir : "Le mien, c'est tous les jours qu'il m'envoie un bouquet de fleurs". Alors, la troisième prend la parole. Elle dit : "Tout ça, ce n'est rien. Jugez plutôt. Le mien, 2 fois par semaine, il paye quelqu'un pour parler de moi". Madone ou matrone, la mère méditerranéenne est abusive, excessive, possessive. Excessive, abusive, obsessive, elle est le point fixe de tout attachement, qu'il soit de raison ou de passion. Omniprésente, la mère est ici, pour reprendre le bon mot de Gad Elmaleh, "l'auteur de l'auteur", la matrice fondamentale et l'éternelle nourrice.
Le deuxième point de repère de l'espace méditerranéen, selon Maurice Attia, c'est la terrasse. Il confiera qu'à chaque fois qu'il aura eu besoin de calme, de goûter au sentiment d'absolu ou de plénitude, il sera allé le rechercher sur une hauteur, sur un promontoire, un mira d'oro. Qu'il s'agisse des hauteurs qui dominent la Casbah à Alger, de Notre-Dame de la Garde à Marseille, du cimetière marin de Sète, la terrasse constitue ce lieu magique de l'espace, où cicatriser les blessures du présent et laisser s'épanouir les desseins les plus audacieux. L'évidence du bonheur y apparaît dans l'éclat des lumières et la profusion des parfums. C'est l'ivresse de Camus dans les Noces, quand il se donne tout entier à la jouissance de l'être-là.
Quant au troisième invariant de la Méditerranée, Maurice Attia l'associera à l'idée d'exil et de retour. Chaque année, alors qu'il vit désormais à Orléans, il dit avoir besoin de découvrir un lieu inconnu sur les rives de la Grande Bleue. C'est l'esprit du nomade qui, mêlé à une forme de nostalgie, conduit alors ses pas.
La madone pour dire l'attachement, le nomade pour dire la séparation et la terrasse, au-dessus, pour goûter au plaisir de vivre. J'aime ce triptyque.
Pourtant, il y avait quelque chose qui me chiffonnait dans cette représentation. Trop simple, trop idyllique. Il me manquait un élément, mais je ne savais comment le définir. La réponse m'est venue très récemment et de façon tout à fait inattendue en découvrant le film admirable d'Abdellatif Kechiche : la graine et le mulet. Les points clés évoqués par Maurice Attia sont là : les femmes y jouent un rôle clé. Il y a la mère, façon matrone ; il y a l'amante et sa fille - Hafsia Herzi - dont l'entregent permettra de faire des miracles. On devine, derrière les volets de la chambre de Monsieur Beiji - Habib Boufares - la colline qui domine Sète, la tombe de Paul Valéry, cette terrasse en pente douce qui vient mourir dans les flots. Le projet est fou : créer un restaurant flottant de couscous (la graine) au poisson (le mulet), en récupérant et réaménageant une vieille carcasse de bateau. Pourtant, on y croit pratiquement jusqu'à la fin. Tout le monde y met du sien, chacun selon ses talents et ses prédispositions. Car, dans la communauté, on sait bien qu'il faut que ça marche. C'est ça ou le retour au bled ; le chemin de l'exil à l'envers. Celui qui mène vers la dernière demeure. Alors, on se met à espérer, on veut y croire.
Mais rien n'y fera. Tout tournera vinaigre. Car, c'était sans compter sur l'intervention du mauvais oeil. Le voilà, l'élément qui me faisait défaut, l'empêcheur de tourner rond, le démolisseur d'illusions, l'aplatisseur de nos plus belles élévations. C'est le daïmôn ou daemon des Grecs.
Madone, nomade, daemon : trois anagrammes pour dire le destin méditerranéen. L'évidence du bonheur y côtoie la permanence du malheur. La trame est là, sans cesse enrichie de fils nouveaux. Nous croyons pouvoir la dévider du haut d'une terrasse plongeant sur l'azur. Illusion, pure illusion.
La veille de cette belle journée à Marseille où le juif, le musulman et le chrétien racontent à l'unisson le bonheur d'être baignés par la lumière de la Méditerranée, un attentat avait fait des dizaines de morts, de l'autre côté de la mer, à Alger.
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PS - Pour une lecture différente sur le même jeu d'anagrammes, je vous invite à cliquer ici.
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