[Extrait de « Le Siège de l’Eglise Saint-Sauveur » de Goran Petrović chez Seuil – page 92 et suivantes (ISBN 2-02-079015-7)]
La scène se déroule à Venise en octobre 1202 où les soldats de la IVème Croisade se trouvent bloqués faute de pouvoir réunir la somme de 85.000 marcs d’or (il en manque 34.000) exigée par le doge, Enrico Dandolo, pour assurer le transport des troupes en Terre Sainte. Malgré d’incessantes objurgations du pape Innocent III, le doge maintient fermement sa position : in terra rex summus est hoc tempore nummus[1], lui répondra-t-il.
- Leurs Excellences le marquis Boniface de Montferrat et le comte Baudouin de Flandre !
Quand la porte s’ouvrit et que les chevaliers entrèrent humblement dans les appartements du doge, ils y furent accueillis par un grand vieillard enveloppé d’hermine. Ses cheveux blancs dépassaient d’une petite calotte, ses mains tachetées étaient à peine croisées sur son ventre et ses paupières chassieuses fortement serrées en de nombreux plis.
Les visiteurs n’étaient pas très à l’aise. Encore sous le coup du mal de mer, il leur semblait que le sol ondulait et miroitait comme si la mosaïque du palais imitait les mouvements des flots à l’extérieur.
Pour ajouter à leur ennui, les idées qui leur tournaient dans la tête étaient toutes décousues et ils n’arrivaient pas à y mettre bon ordre afin de trouver comment aborder les négociations. Le marquis cilla des deux yeux le plus éloquemment qu’il le pût. Le comte fit de même, mais à demi, car depuis son départ en campagne il gardait un œil fermé.
Cependant, Enrico Dandolo n’ouvrait pas la bouche. Il faisait trop chaud dans la pièce. Quoique le jeune automne s’épanchât sur les canaux, les fenêtres gardaient encore leurs vitres d’été, envahies par la plante grimpante de la touffeur caniculaire. C’était seulement ainsi que le maître de Venise pouvait réchauffer tant bien que mal sa vue gelée.
- Enrico, notre cher Enrico ! osa enfin s’exclamer le comte Baudouin avec une cordialité trop appuyée (oubliant imprudemment que, dans une négociation, celui qui prend la parole le premier n’est pas celui qui a le dernier mot). Comment vous portez-vous, mon ami ? Je suis bien aise de vous voir, même si ce n’est qu’à demi ! J’ai fait serment à ma mie, savez-vous, de garder son image sous ma paupière droite fermée jusqu’à mon retour de Jérusalem ! Vous qui êtes aveugle, vous devez comprendre toute la générosité de mon sacrifice !
- Ne lui en veuillez pas, le comte parle sans malice, c’est juste qu’il manque de manières ! dit le marquis Boniface en écrasant sans pitié les orteils de Baudouin et en lui adressant des signes furieux. Nous venons, bien entendu…
Une fois lancés, les visiteurs ne surent plus s’arrêter. Ils parlaient, parlaient… Les paroles se déversaient sur la mosaïque du sol, d’habiles expressions cérémonieuses papillonnaient à hauteur de tapisserie, de gracieuses formules d’hommage s’élevaient jusqu’au plafond et, pour finir, les solliciteurs soumirent au doge l’humble proposition que la République voulût bien transporter les croisés à crédit. Mais le doge gardait obstinément le silence en attendant que les paroles grandiloquentes des croisés se fussent émiettées en un cliquetis de menues monnaies… Ce n’est que lorsque ce verbiage creux eut cessé que le doge inspira profondément pour prendre la parole :
- Il ne sied pas à des chevaliers de s’endetter. C’est pourquoi j’annule la dette de trente-quatre mille marks. Les croisés peuvent s’embarquer. Qu’ils reprennent pour le compte de la République la ville de Zara[2] qui a eu l’audace de s’affranchir de notre autorité.
- Zara ? Mais ce n’est pas sur notre route ! l’interrompit le comte.
Et, sur ce, il bomba le torse comme si dans quelque mystère populaire il tenait le rôle d’un dépositaire incorruptible de la Providence divine.
- À votre guise ! Vous n’avez alors qu’à nager tout droit jusqu’en Terre Sainte ! rétorqua le vieillard, pointant l’index. Là même, à ma porte, vous pouvez vous jeter à l’eau.
Le comte fit grise mine. Le marquis devint encore plus blême. Que faire ? Dehors les attendait cette maudite mer agitée. Rien qu’à y songer, leurs entrailles se retournaient et leurs boyaux se tordaient. Les chefs des croisés acquiescèrent d’un mouvement de tête et déclarèrent d’une seule voix :
- Nous acceptons, marché conclu !
Enrico Dandolo enfouit avec satisfaction la parole donnée par les chevaliers dans une bourse qu’il portait à la ceinture. Puis il ouvrit ses paupières plissées. L’aspect de son regard horrifia ses visiteurs. Un dense lacis de filets vitreux recouvrait le blanc des yeux et les prunelles du vieillard. Et au fond, sous le givre de la gelade, se débattait sa vue. Le marquis trouva que les yeux du doge ressemblaient à deux olives que le gel aurait pelées.
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Décryptage |
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Items |
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Description |
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Nombre d’acteurs :
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2 acteurs : les deux chevaliers croisés (Boniface de Montferrat et Baudouin de Flandre) dans le rôle de l’acheteur et le doge Enrico Dandolo dans celui du vendeur. A noter en filigrane, la présence d’un troisième acteur – le pape Innocent III – qui fait pression sur le doge pour que la flotte de la République soit mise à la disposition des croisés pour les conduire en Terre Sainte.
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Nombre de variables :
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Au début, la négociation semble ne porter que sur une seule variable : le prix. Les termes de l’échange renvoient à la mise à disposition de 34.000 marcs contre l’acheminement des troupes en Terre Sainte. Puis, sur un coup de théâtre habilement mis en scène, le doge propose un changement de variable : au prix se substitue la reconquête de Zadar. Pour autant, la négociation reste mono-variée du début à la fin. |
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Type de négociation :
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Même si la négociation s’apparente à un marchandage pur et simple, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. Sur la somme initialement convenue de 85.000 marcs, les croisés n’ont pu en recueillir que 51.000. Maintenant que les troupes sont à Venise, il leur est encore plus difficile de réunir les 34.000 manquants. Le doge en est plus que conscient. Voire, la présence d’autant de militaires en armes dans se ville constitue une source de perturbation dont il ferait volontiers l’économie. Cela fait maintenant pratiquement 2 saisons que les soldats sont en repos forcé ; l’impatience gagne les esprits et les cœurs. En outre, la papauté s’irrite de ce contretemps et le fait savoir ouvertement. Il est temps de débloquer la situation… Or que savent faire les soldats ? Guerroyer, combattre, occuper des territoires… En proposant d’annuler la dette des croisés en contrepartie de la prise de la ville de Zadar, le doge négocie et obtient un bien d’une valeur supérieure à ce qui était prévu initialement. Pourtant, il est sans équivoque plus facile aux croisés de prendre une ville insurgée que de collecter des fonds. |
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Déroulement : |
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Alors que les croisés entendent assouplir la position du doge en jouant sur le registre de la flatterie, le doge s’en tient à une approche purement rationnelle. Après la phase préliminaire pendant laquelle le doge reste silencieux et laisse ses visiteurs s’enliser dans la logorrhée, il prend la négociation à son compte en proposant de nouveaux termes à l’échange. Sachant que les croisés sont au pied du mur, il obtient aisément leur consentement…
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Les prolégomènes |
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Dès les premiers échanges, la messe est dite. En lançant la charge, les ambassadeurs croisés se découvrent. En s’enfermant dans un silence obstiné, le doge éreinte la patience de ses visiteurs. A noter la remarque pleine d’ironie de l’auteur qui souligne que « dans une négociation, celui qui prend la parole le premier n’est pas celui qui a le dernier mot ».
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Le grand jeu des l’attaque et de la résistance |
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La demande des acheteurs (« faites-nous crédit ») est formulée avec si peu de conviction que le vendeur n’a même pas besoin d’exprimer son refus. L’équilibre des pouvoirs a été rompu d’entrée de jeu par des croisés bien maladroits. Le doge a toutes les cartes en main et les deux parties le savent bien.
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Le changement de registre |
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Le changement de registre est adroitement introduit par le doge. En énonçant qu’il ne sied pas à des chevaliers de s’endetter, il plonge ses interlocuteurs à contre-pied, les plonge dans la stupeur… Sa position est si forte à ce moment de la conversation qu’il n’a même pas besoin de prendre des précautions oratoires particulières avant de proposer le compromis.
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La recherche d’un compromis raisonnable |
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Le compromis proposé par le doge est simple : si vous prenez la ville de Zadar et l’offrez à la République de Venise, je tire un trait sur votre dette. Même s'il ne le dit pas explicitement, c'est à prendre ou à laisser.
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La résolution |
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La contre-proposition du doge est acceptée par les représentants des croisés. Que pouvaient-ils faire d’autre ?
Il est intéressant de constater que cette résolution sert les intérêts des parties en présence : les croisés vogueront vers la Terre Sainte sur des navires mis à leur disposition par la Sérénissime et Zadar deviendra vénitienne.
Quant aux parties non présentes, si le Pape peut se réjouir de voir la situation enfin débloquée, il n’en va pas de même des citoyens de Zadar qui – s’ils garderont la vie sauve du fait de leur allégeance à Christ – verront leur cité mise à sac, pillée, puis incendiée par les croisés. |
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[2] Zara : actuellement en Croatie (Zadar). Ville de la côte adriatique, capitale du royaume de Dalmatie, sous domination byzantine, puis vénitienne (XIVe – XVIIIe siècles) et autrichienne (XIXe siècle). En 1202, conquise pour le compte de Venise par les croisés de la IVe croisade.
[1] « De notre temps, c’est l’argent qui règne sur le monde. »
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