Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve qu'il circule un nombre colossal de croyances erronées autour du métier de la vente. Parmi ces croyances étranges, j'ai déjà évoqué dans ce blog l'idée fallacieuse comme quoi le talent commercial relevait de l'inné. Malgré de nombreux travaux mettant en évidence le fait qu'il n'en est rien, je continue d'entendre avec une régularité de métronome que la seule façon d'atteindre un objectif collectif de chiffre d'affaires, serait de recruter des "bons" commerciaux.
Je voudrais aujourd'hui tordre le cou à une autre croyance étonnante : l'idée comme quoi, pour atteindre un niveau de performance déterminé, il suffirait - j'insiste sur l'emploi du verbe suffire - de recruter des vendeurs en proportion de l'objectif à atteindre. D'un point de vue logique, c'est imparable. S'il y a 5 millions d'objectif à réaliser et qu'un commercial réalise en moyenne 500 mille, alors il faut disposer d'une capacité commerciale de 10 vendeurs. Ce raisonnement est frappé des attributs du bon sens. Est-il juste pour autant ? Disons qu'il le serait parfaitement si deux hypothèses clefs étaient réunies de façon concomitante :
- la distribution de la performance autour de la moyenne (m) est gaussienne (c'est à dire que les individus se répartissent de façon équilibrée autour de la moyenne, en fonction d'une courbe dite en cloche)
- la variabilité (σ) est faible, c'est-à-dire que la très grande majorité des indvidus est concentrée dans un intervalle centré allant de [ m - σ ] à [ m + σ ]
Au début des années 2000, alors que je pilotais à l'échelle européenne la performance des commerciaux chez un éditeur de logiciels, j'avais pu me rendre compte combien ce jeu d'hypothèses pouvait être éloigné de la réalité. Sur une période courte - un trimestre - pas plus de 20% des commerciaux avaient une performance supérieure à la moyenne et la courbe représentative de la distribution de la perfomance ressemblait plus à une branche d'hyperbole qu'à une cloche. Sur un an, le pourcentage des commerciaux ayant une performance supérieure à la moyenne augmentait, certes, mais ne dépassait pas 30%. Quant à la courbe illustrant le positionnement des commerciaux au regard de leur performance, elle ressemblait désormais à un drôle de serpent, mais sûrement pas à une courbe en cloche (voir graphique ci-dessous).
Très récemment, lors de la conférence annuelle des affiliés CustomerCentric Selling® tenue aux Etats-Unis, j'ai eu l'occasion de rencontrer Gregory Alexander. Greg a occupé plusieurs postes de management commercial avant de créer sa propre entreprise, Sales Benchmark Index (SBI). Comme son nom l'indique, Sales Benchmark Index a pour vocation de fournir aux entreprises qui en seraient désireuses les moyens de s'étalonner par rapport au marché, mais sur le registre bien précis de leur performance commerciale.
Et là, en écoutant Greg présenter certains résultats sur la performance commerciale aux Etats-Unis, je découvris que la distribution erratique observée chez mon éditeur de logiciel ne l'était pas tant que ça. Voire : elle représenterait la norme, puisque selon l'enquête réalisée par SBI, de façon générale, 13% des commerciaux génèrent 87% de la performance. C'est encore pire que les fameux 80/20 de Vilfredo Pareto ! Une fois de plus, la loi normale - ou gaussienne - est mise à mal. Nous ne sommes pas en présence d'une distribution en cloche ; une nouvelle fois - comme a pu le révéler récemment Benoît Mandelbrot sur les marchés financiers - nous sommes en présence d'une loi de puissance.
Alors... Quelle conclusion en tirer ? Doit-on mettre à la poubelle les approches capacitaires visant à déterminer le nombre de commerciaux à mettre sur le terrain en fonction du montant de l'objectif collectif à atteindre ? Non, résolument pas. En revanche, l'enseignement que je retire de cette statistique, c'est qu'il pourrait être utile de décrypter, de documenter, de modéliser, puis de partager les compétences clefs de ces quelques stars sur lesquels repose une part si importante de la réussite commerciale de l'organisation.
En résumé, la simple approche capacitaire a fait long feu. Les discours incantatoires d'un John Ackers chez IBM enjoignant tout un chacun à se transformer en commercial pour aider à combler le trou d'air connu par l'éléphant de l'informatique au début des années 90 est là pour le prouver. 15 ans près, les ratios de SBI sont là pour nous rappeler que dans la vente - comme dans beaucoup de domaines relatifs à la répartition de l'argent ou de la richesse - la répartition des effectifs est *** TRES *** inégalitaire.
Sur base de mon expérience, les entreprises qui réussissent le mieux sur ce registre sont celles qui complètent l'approche capacitaire (" put more feet on the street "), par une démarche visant à faire partager à l'ensemble de la force de vente les meilleures pratiques extraites de l'observation du comportement de leurs meilleurs contributeurs.
A condition naturellement d'avoir pu les recueillir et les documenter. Mais ça, c'est une autre histoire que j'aurai plaisir à vous raconter un de ces prochains jours.
13% des commerciaux génèrent 87% du CA, impressionnant.
En revanche, il serait intéressant de tirer ces chiffres sur plusieurs années pour identifer si, tous les ans, ce sont les mêmes commerciaux qui se démarquent.
En effet, je suis loin d'être un pro de la vente mais il existe un caractère aléatoire non ? Le fameux "être au bon endroit au bon moment" qui permet de signer des deals énormes pourrait fausser complètement les stats.
Rédigé par : Jonathan | 23/01/2008 à 22:14
Oui Jonathan. Vous avez parfaitement raison. A l'époque où je suivais la performance commerciale sur un éventail géographique relativement large (l'Europe, plus de 160 vendeurs ou ingénieurs d'affaires), j'avais pu observer que, d'une année sur l'autre, l'identité des meilleurs contributeurs -ceux qui sont à l'extrémité droite de la courbe de distribution- changeait pour la plupart d'entre eux. Cela tenait en général au fait que leur performance était sur-déterminée par la signature d'une grosse, voire très grosse, transaction. Pourtant, malgré cette volatilité d'ensemble, j'avais aussi pu observer l'existence d'un noyau dur d'individus qui, bon an mal an, se retrouvait systématiquement dans ce groupe. Oh, c'était un petit groupe et, pris ensemble, ils ne représentaient pas plus de 10% de l'effectif global. Je me suis intéressé à ce petit groupe. Je voulais savoir ce qu'ils faisaient de différent des autres. Et j'ai découvert qu'ils partageaient en commun une série de pratiques (notamment en matière de développement de solution et de contrôle du cycle de vente) qui tranchaient singulièrement avec celles de la grande masse de leurs confrères.
Documenter ces bonnes pratiques, les codifier, les inséminer dans le processus de vente en place, puis former l'ensemble de la force de vente à l'évolution du processus enrichi fut alors une source de progrès collectif tout ce qu'il y a de plus significatif.
Rédigé par : Jean-Marc à Jonathan | 24/01/2008 à 12:02
Les études scientifiques corroborent ce constat: la plupart du temps, la performance au travail ne suit pas une loi normale (gaussienne) mais un loi de Pareto :
https://www.researchgate.net/publication/263263095_The_Best_And_The_Rest_Revisiting_The_Norm_Of_Normality_Of_Individual_Performance
Rédigé par : John Duff | 24/09/2017 à 13:58