Au cours de mon expérience passée dans les métiers de la vente et du marketing dans des organisations où les effectifs sont fortement dispersés géographiquement, j'ai pu constater qu'une des difficultés majeures auxquelles se heurtaient les équipes de management tenait à l'instauration d'une culture commerciale homogène reposant sur le partage, l'assimilation des meilleures pratiques. Et pourtant, ce n'étaient pas les initiatives qui manquaient : tournée trimestrielle des bureaux effectuée par un petit groupe d'experts venus présenter les nouveautés, mise en place de forums électroniques à l'attention d'un groupe d'individus partageant des centres d'intérêt ou des responsabilités communes, organisation de grands raouts ou de conventions à l'occasion de kick-offs ou de lancements produits significatifs. A chaque occasion, j'entendais la même antienne de la part de ceux qui étaient censés être les bénéficiaires de ce type de manifestations : "Qu'est-ce qu'ils sont loin de la réalité... On dirait qu'ils n'ont jamais vu un client de leur vie !" ou encore : "C'était trop compliqué... En plus, comme c'était en anglais, je ne suis pas certain d'avoir tout compris. Tu pourrais me réexpliquer ce qu'il a dit ou mieux encore, m'en faire une version simplifiée pour les nuls ?"
L'information ne passait pas. Pourtant, comme personne n'osait dire à haute et intelligible voix que ces séances n'apportaient pas grand chose, l'entreprise continuait d'investir des centaines de milliers d'euros en conventions, kick-offs, ateliers de travail, et autres roadshows. Et le scénario habituel de se répéter : l'expert sur scène, les auditeurs qui écoutent poliment et se taisent obstinément, à l'exception de quelques individus expérimentés et un rien vicelards qui cherchent à "coincer" l'expert dans ses retranchements.
Je me suis longtemps demandé pourquoi cela se passait toujours comme cela et surtout pourquoi le management s'obstinait à maintenir ce rituel aussi inefficace que coûteux, frisant l'absurde. La lecture récente d'un billet de Kathy Sierra sur son blog hélas mis en sommeil depuis maintenant plus d'un an suite à une sombre histoire de menace, m'a mis la puce à l'oreille.
Règle d'or n°1 : il n'y a pas de question stupide.
Selon Kathy Sierra, le problème majeur affectant la démarche de mise en place d'une communauté se manifeste lorsqu'un "bleu" pose une question "bêbête". Avez-vous déjà observé ce qui se passe lorsque pareille situation se présente dans un groupe réel ? Un murmure mi-amusé, mi-exaspéré parcourt l'audience. L'expert a du mal à contenir un geste d'amusement ou d'agacement, selon les cas. Avant que la réponse ne lui soit donnée, l'auteur de la question aura eu tout le loisir de comprendre que sa requête était idiote. La même chose se produit dans les communautés virtuelles. Résultat : les communautés les mieux établies ont mis en place un code de conduite favorisant l'appel à contribution, l'esprit de sollicitation, sans risque de se voir subir des mesures vexatoires lorsque la question posée est stupide.
Règle d'or n°2 : il n'y a pas de réponse stupide.
Quand la communauté passe le stade du "il n'y a pas de question stupide", un autre problême tout aussi crucial se pose. Qui va répondre aux questions ? Si seuls les experts s'y collent, deux effets ont toutes les chances de se produire :
- Nombre de questions resteront sans réponse faute de bande passante ;
- Les réponses risquent d'être décalées par rapport au contexte dans lequel la question a été posée
La seule manière de surmonter cette difficulté consiste à favoriser le sens de l'initiative auprès des individus n'appartenant pas au petit groupe d'experts. Mieux : plus la personne qui répond à une question sera "proche" de l'émetteur de la question, meilleur sera son degré de pertinence. Il est donc essentiel de mettre en place une culture favorisant l'idée qu'il n'y a pas de réponse stupide. C'est même la seule condition pour que se développe un échange authentique de pratiques et de savoir-faire fondé plus sur la proximité (mêmes centres d'intérêt, mêmes préoccupations) que sur la connaissance pure.
Une fois posée cette règle d'or, Kathy Sierra propose une série de dispositions visant à promouvoir une culture visant à dépasser l'inhibition naturelle à proposer des réponses quand on n'est pas référencé comme un expert. En voici quelques unes qui ont retenu mon attention :
1) Encourager les nouveaux utilisateurs - surtout ceux qui ont été des solliciteurs actifs - de répondre à des questions. Une possibilité consiste à ce que les modérateurs ne soient pas systématiquement recrutés dans le petit groupe de "Messieurs & Mesdames Je Sais Tout Sur Tout".
2) Donner des trucs & astuces sur l'art et la manière de répondre à des questions. Publier des billets autour de ces trucs & astuces.
3) Faire savoir qu'il n'y a pas de souci à émettre des opinions, pour peu que ce soit clairement SPECIFIE comme tel.
4) Adopter une politique de "tolérance-proche-de-zéro" à l'encontre de personnes fustigeant les réponses apportées par d'autres.
5) Enseigner aux contributeurs experts l'art & la manière de corriger une réponse erronée sans pour autant porter atteinte à la dignité de celui ou celle qui aura été à l'origine de la première réponse.
6) Repenser sa politique de gratification en conséquence. Avez-vous prévu des moyens pour promouvoir les contributeurs les plus actifs du mois, ne serait-ce qu'en termes de réponses publiées par exemple ?
Je serais ravi d'entendre parler de communautés commerciales faisant un bon travail à l'aune des critères mentionnés ci-dessus. Pareillement, j'apprécierais toute contribution visant à enrichir ou à compléter la liste ci-dessus.
Dans l'attente du plaisir de vous lire.
Tu poses les bonnes règles pour faire démarrer une communauté... Rien à redire. Ca ressemble aussi à certaines règles de vie chez Google d'ailleurs.
Mais tu mets également le point sur quelque chose d'important : une fois que les dynamiques sont lancées (et je préfère ce terme à celui d'usages qui ne veut rien dire, surtout pas quand on s'adresse à notre cible), comment faire en sorte qu'elles ne soient pas exclusives ? Autrement dit, si ceux qui apportent la valeur ajoutée la plus "naturelle" ne jouent pas le jeu les autres ne pensent pas que l'investissement en temps en vaut la peine car il n'y aura rien à en tirer. En revanche, quand bien même les animateurs "experts" jouent le jeu, il y a toujours le risque que les autres n'osent pas rentrer dans la danse de peur de n'avoir pas le niveau pour se joindre au groupe.
Afin de surmonter cet écueil, 2 solutions sont à appliquer conjointement :
- mettre en exergue les règles de vie qui font qu'on demande pardon au lieu de demander la permission et qu'il vaut mieux poser une question stupide plutôt que de se retenir d'en poser une
- l'intérêt qui fait qu'on passe outre sa peur, car le gain potentiel en vaut la chandelle.
Ah j'oubliais... La confiance. Confiance dans les autres, dans ses collègues, ceux qu'on manage, ceux qui nous managent... et dans les outils qui rendent la communauté possible. Confiance en soi enfin : un manager qui n'a pas confiance en lui ne peut porter un tel projet. Si en avant-vente, on identifie une personne qui joue la carte communautaire pour se défausser de ses responsabilités, il faut passer notre tour... La confiance, c'est comme le dentifrice : une fois sortie du tube, tu peux toujours essayer de la faire rentrer. Ce qui induit la nécessité d'une attitude exemplaire de la part des responsables et des animateurs de la communauté.
Enfin, j'ajouterais en vrac :
- valoriser ceux qui essaient, ignorer ceux qui font du mauvais esprit ;
- stimuler les autres, surtout par le bas (les dynamiques communautaires sont rendues possibles par le haut mais ne vivent que par le bas) ;
- positiver : on a tous des points forts, mais aucun point faible, seulement des points d'effort.
Et le point de bascule, le "tipping point" des américains, qui fait qu'on a gagné : on comprend que la réponse ne doit pas venir que des experts mais qu'elle vient de partout, et que même le néophyte a des choses à apprendre aux autres ne serait-ce que parce qu'il pose des questions inhabituelles. Bref : le rapport d'étonnement permanent érigé en "best practice".
PS : la gratification n'est pas que pécuniaire, et surtout pas recommandable au début. Mais on doit y arriver à terme ne serait-ce que parce que c'est la preuve que la communauté sera créatrice de valeur... L'atteinte d'un objectif business doit toujours rester la raison d'être de la communauté. Le challenge devient alors d'identifier le moteur de chacun, l'aiguillon qui l'amènera à contribuer.
Rédigé par : Bertrand Duperrin | 18/03/2008 à 09:43