Dans mes deux dernières notes (ici et là), je propose une approche "scientifique" pour déterminer la valeur idéale du portefeuille d'affaires en cours.
Dans un commentaire à ces notes, Stéphane Monsallier fait part de sa méfiance vis-à-vis des statistiques. Plus récemment, lors d'un entretien passionnant avec Thomas Oriol, le fondateur de salesclic me parle également des biais psychologiques mis en évidence par les prix Nobel Daniel Kahneman et Amos Tversky entachant l'établissement des prévisions commerciales.
Dans les deux cas, nous nous trouvons confrontés à la question fondamentale suivante : comment fiabiliser les prévisions commerciales ?
En premier lieu, je voudrais revenir sur les deux écueils mis en évidence par Stéphane et Thomas. Sur le danger représenté par une utilisation légère des statistiques dénoncée par Stéphane, la pratique la plus dangereuse que j'ai eu l'occasion de voir à l'oeuvre est celle consistant à déterminer le montant de la prévision en prenant les affaires en carnet, en pondérant leur valeur par le % de chance de conversion positive associé à leur jalon dans le processus de vente, à sommer le tout et abracadabra, v'là-ti pas que nous tombons sur un montant synthétique que nous appellerons prévision de vente, ou mieux, histoire d'être dans le vent et de briller en société, forecast. C'est en général une démarche qui séduit les "bureaucrates de la vente", ceux qui, dans le confort ouaté des tours de verre, s'entichent aiséement d'une vision 100% algébrique ou prime le tout-analytique.
Comme il faut s'y attendre, cette approche donne des résultats déplorables. Résultat : nombre de managers commerciaux prennent le problème à rebours, font fi des chiffres résultant de l'analyse du pipeline, et préfèrent s'adresser directement aux vendeurs. Ils demandent à chacun combien il va signer sur la période, font la somme des résultats obtenus, prennent leur marge de sécurité et annoncent fièrement leur prévision. Mais là encore, dans la très grande majorité des cas, les résultats réels sont très en deça des prévisions. Un tout petit peu de bon sens suffit à comprendre pourquoi. Du point de vue du commercial, la meilleure façon de ne pas être embêté par sa hiérarchie, c'est de lui donner un chiffre de prévision en ligne avec ce qu'elle désire entendre et ce, indépendamment de la matérialité ou de la réalité du chiffre en question. Alors, bien sûr, comme le procédé ne marche pas bien, les managers commerciaux remettent ça le trimestre suivant. C'est en général à ce moment qu'il annoncent péremptoires : "cette fois-ci, je ne tolèrerai pas de variabilité. C'est pourquoi, je vous demande de vous engager sur un montant et il est hors de question que le montant que vous donnerez ne soit pas atteint. Sinon... gare !" Engagement, en anglais ça se dit "commitment" et c'est pourquoi vous entendrez souvent parler de "commit" pour désigner le montant minimum de ce que les commerciaux disent faire. Mais là non plus, ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que cette fois, les commerciaux sentent bien qu'il y a une épée de Damoclès sur leur tête au cas où ils ne tiendraient pas leur engagement, leur commit. Alors, ils se montrent hyper-conservateurs et la prévision résultant de la somme des commits a tout lieu d'être très inférieure à l'objectif. Le management s'énerve, invente un nouvel indicateur appelé souvent "best case", en réponse à la question : "combien signes-tu dans le meilleur des cas ?" Nous voici donc rendus à trois indicateurs - la prévision, le commit et le best case - tous issus d'une approche 100% psychologique (et 0% analytique). Et le jeu peut continuer encore longtemps. Chez certains de mes clients, j'ai même parfois rencontré jusqu'à 6 indicateurs différents de prévision... Les réunions commerciales ressemblaient alors à de véritables pugilats où management commercial et force de vente bataillaient à coups de définitions différentes desdits indicateurs, se renvoyaient des chiffres à n'en plus finir, le tout dans la confusion la plus grande et au risque de voir se développer très vite un sentiment profond de défiance entre les parties prenantes.
C'est pourquoi je souhaite désormais vous présenter une approche sous forme de recueil de bonnes pratiques observées ici et là, chez des éditeurs de logiciels B2B.
Cette approche repose sur 3 principes et 5 étapes.
Les principes, tout d'abord :
- Décorréler analyse du pipeline et établissement de la prévision (histoire d'éviter notamment les dérives de la vision bureaucratique stigmatisée plus haut)
- Responsabiliser le management commercial à l'exercice d'établissement des prévisions (en cessant notamment de demander aux commerciaux de se prononcer sur des prévisions de vente)
- S'affranchir de l'usage de la statistique (car comme le disait fort justement Steve, un ancien collègue britannique : "une affaire en cours ? soit elle rentre dans la prévision, soit elle n'y est pas du tout. C'est comme une femme. Soit elle est enceinte, soit elle ne l'est pas, mais elle ne pourra jamais l'être à moitié".
Voici pour les trois principes. Pour les cinq étapes, en revanche, je vous propose un cheminement en image :
Au gré des expériences vécues auprès de mes différents clients, cette démarche en 5 étapes offre des résultats de très bonne qualité. Naturellement, elle suppose l'existence d'un processus de vente bien en place avec une population de managers commerciaux compétents dans l'art et la manière d'analyser le pipeline, tant au niveau colectif, qu'au niveau le plus fin, celui de l'opportunité.
En outre, cette méthode offre un avantage de taille : elle s'explique aisément à tous les maillons de la chaîne de décision et ce, jusqu'au niveau des actionnaires ou investisseurs. Et par les temps qui courent, disposer d'une vision harmonieuse et partagée entre bailleurs de fonds et opérationnels, ça n'a pas de prix.
Qu'en pensez-vous ?
Je suis curieux de connaître vos réactions.
Très bon article, comme d'habitude. Je ne rejetterais pas les statistiques d'emblée pour l'usage des prévisions commerciales. Le problème de l'usage des statistiques dans le business en général est l'ignorance des hypothèses mathématiques sous-jacentes et en premier lieu la loi des grands nombres. C'est notamment ce qui explique que dans les ventes B2B dans les petites sociétés ou les grandes sociétés avec des paniers moyens élevés, l'approche statistique ne fonctionne pas. En revanche, dès que l'on se rapproche du B2C, par exemple dans le SMB avec un nombre significatif de transactions et des deals moyens assez petits, l'approche statistique peut donner de très bon résultats.
Rédigé par : Tiogaventure | 01/06/2010 à 16:14
Bonjour Frédéric,
Oui. Je suis pleinement en phase avec toi. Et pour corroborer ton propos sur la nécessaire compréhension des règles sous-tendant l'utilisation des statistiques, qui mieux que M. le marquis de Laplace pour le faire :
« La différence des opinions dépend (…) de la manière dont chacun détermine l’influence des données qui lui sont connues. La théorie des probabilités est si difficile, elle tient à des considérations si délicates, qu’il n’est pas surprenant qu’avec les mêmes données deux personnes trouvent des résultats différents, surtout dans les matières trop compliquées pour être soumises à un calcul rigoureux. "
Cette citation, je l'ai trouvée sur le blog de Salesclic, à l'adresse suivante :
http://www.salesclic.com/food_for_thought/laplace-et-les-previsions/
Dans le même billet, tu touveras d'autres commentaires savoureux de M. de Laplace montrant qu'au-delà de ses qualités de grand mathématicien / statisticien, il était aussi doté d'une solide fondation humaniste.
Bien à toi
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Tiogaventure | 01/06/2010 à 19:01