Récemment, je suis tombé en arrêt devant un petit billet somptueux sur l'art de vendre des tapis d'orient. Comme le texte est court, je me permets de le reprendre in extenso ci-dessous avec la permission de son auteur(e) :
"Bien souvent je remarque que je manque de talent pour le boniment, or la vente de tapis tient essentiellement aux blablas dont on berce les éventuels clients jusqu'à les persuader qu’ils ont besoin de cet objet de luxe. C’est une chose qui est généralement au-dessus de mes forces, mais j’ai voulu profiter de deux jours de braderie pour me perfectionner dans cet art. Avisant une cliente intéressée par des fragments de tissus anciens bariolés que mon patron avait ressortis – peut-être de son grenier, peut-être d’une friperie - pour l’occasion, je me charge de lui vanter l’ouvrage, et – prends-toi pour une vendeuse, bordel ! - j’insiste sur le fait que malgré son mauvais état, on retrouve les caractéristiques de l’art iranien sur ce bout de tissu de quelques centimètres. Impressionnée par ma propre facilité à raconter des balivernes, je m’emporte, trémolos dans la voix, j’invente un âge à ce tissu, et je raconte comme les femmes ont passé du temps à coudre galons et tissus (il s’agissait d’un sorte de patchwork), c’est tout juste si je ne lui traduis pas les paroles de leurs chants nostalgiques nés au soleil de ce magnifique pays qu’est l’Iran. Comme elle désire voir autre chose, je replie le tissu. Une étiquette collée au dos nous saute aux yeux : un seul mot en lettres majuscules : INDE."
Ce texte pose admirablement plusieurs questions de fond. Dans l'acte de vente, où commence le mensonge ? L'ornementation du discours vaut-elle tromperie ? La beauté d'un récit suffit-elle à sublimer l'objet en dépit de sa fausseté ?
Je ne compte pas apporter de réponse définitive à ces questions. Juste quelques pistes de réflexion. Jean Baudrillard, au détour d'un de ses aphorismes qui l'a rendu si célèbre affirmait "Le réel n'est pas mort, il a disparu". Car le distinguo classique entre la réalité de l'objet et l'imagainaire qui l'habille est de plus en plus ténu. Que vaut ce tapis indien sans l'histoire (fût-elle inventée) qui l'accompagne ? Probablement pas grand chose. L'étiquette indique la provenance, mais l'histoire donne vie ; elle préfigure la destination du tapis, qui -parce que le récit a plu- changera de main ce jour-là. Grâce au récit, le tapis persan devient mouvement, il continuera son voyage dans l'artefact de la transaction.
C'est là un des plus beaux paradoxes de la vente à mon sens. L'objet (bien réel) disparaît toujours derrière le récit qui l'accompagne, ce dernier n'étant que le vecteur à la flèche duquel pétillera l'envie de qui achète. Le mot éclaire l'objet disparu d'une aura d'humanité désirante.
Et peu importe parfois la véracité des faits. Qu'apporte la vérité du mot "Inde" au regard de l'histoire passionnée inventée par l'auteur(e) ? Et puis, qui a dit que seule la vérité est bonne ? Pour s'en convaincre, je vous invite à écouter l'un des récits qui m'a le plus troublé cette année. C'est celui de Sarah Kaminsky et il commence par ces mots : "Je suis la fille d'un faussaire".
(Voici un extrait du fil de conversations nées spontanément sur Facebook en réaction à la parution de ce billet)
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Dominique Handelsman écrit :
Pourquoi "le distinguo classique entre la réalité de l'objet et l'imagainaire qui l'habille est de plus en plus ténu" ?
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Votre serviteur répond à Dominique :
Bah. Tout simplement parce qu'il est habituel d'opposer le réel et l'imaginaire, non ?
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Diane Nouchi, rappelant ses origines :
Très belle réflexion & photo d'un tapis d'Ispahan - je reste toujours emerveillée par tant d'habileté et de splendeur dans le détail - un de nos meilleurs produits à l'export ... le tapis :)
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Dominique Handelsman de renchérir :
1) Le mot est créé le plus souvent pour décrire une réalité.
2) Une fois créé, il induit un lien entre une chose et sa correspondance en mots
3) Dès que la correspondance existe, on joue avec les mots, les correspondances. L'imagination, la ......tromperie, l'extension légitime du sens premier ne sont pas loin.
4) Il en est de même avec d'autres systèmes de signes que les mots.
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Votre serviteur en réponse à Diane :
Moi itou. Pourtant, je ne serais pas aussi restrictif. Aux tapis d'Ispahan, je rajouterais volontiers les roses de Tabriz, les vins de Chiraz et les poèmes de Hafez, parmi les merveilles offertes par ton pays à notre monde !
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Votre serviteur à Dominique :
Je suis 100% en phase avec toi. Disons simplement que je reste toujours ému quand le mot qui dit tellement plus que l'objet, que ce dernier en devient secondaire... presque inutile...
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Olivier Moreno à votre serviteur :
Toujours un plaisir de te lire ou lire tes pépites. Puisque tu abordes cette alchimie de la vente, il me semble que c'est une histoire d'amour, tu prends un objet qui à la base ne laisse pas indifférent ton interlocuteur, mais... cet objet est inanimé, mort. C'est une succession de caractéristiques linéaires. C'est un peu comme le plaisir de cuisiner et d'accommoder un plat, transformer une matière inerte en mets de fêtes.
A cela s'ajoute une relation avec ton interlocuteur, tu as envie qu'il t'aime, qu'il aime la transformation de son monde que tu vas lui permettre de réaliser en ayant enfin cet objet. Tu vas soit l'émerveiller, lui rendre ses yeux d'enfant, soit lui raconter l'histoire qui vous ont amené -toi et ce produit- à enfin le rencontrer, ou encore tu vas te passionner pour son histoire [à cet interlocuteur] et trouver les concordances avec ton objet qui vont le grandir, ou un mélange des trois.
Tu vas être chasseur, à l'affût de ce déclic dans le regard, combien de fois tu sais que tu as gagné à partir d'un moment X, et qu'ensuite il ne faut pas perdre, c'est si facile de perdre, de gaffer, de rompre le charme et la confiance. Car au delà de la magie des mots, au delà de l'atmosphère que tu as voulue envoûtante, il n'en demeure pas moins que ton discours se doit d'être en phase avec la réalité objective, factuelle du produit. Sinon tu abuses et perds un client. Combien vaut un client perdu ? quel mal, tel un amant ou une maitresse outragé(e), pourra-t-il te faire :)
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Thierry Carmes entre dans la danse :
Et, pour reprendre Baudrillard : il y a des objets plus désirables que d’autres, c'est la différence entre l’objet de série, qui «compense par la redondance de ses qualités secondaires la perte de ses qualités fondamentales», et le modèle, l’objet qui «garde une respiration, une discrétion, un naturel qui est le comble de la culture".
Ta vendeuse a vendu un modèle imaginaire, de loin plus désirable qu'un objet de série...
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Jean-Marc Kérisit s'exprime :
Les vins de Chiraz ne se rencontrent plus guère que dans les livres et les chants de Shadjarian et Nazeri, me trompè-je ? J'ai visité et adoré Chiraz, plus austère qu'Ispahan l'amoureuse. Il faut avoir vu les gens déclamer Hâfez ou Saadi autour de leur tombeau pour réaliser la place de ces poètes dans la culture Iranienne. Un Islam de tolérance et d'esthétique bien loin des persécuteurs et lapideurs ... !
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Dominique Handelsman à votre serviteur :
J'ai pensé à ton cas, Jean Marc B, cette nuit. Tu insistes beaucoup sur le fait qu'on utilise les mots pour jouer avec la limite de l'imagination et du mensonge. Tu ne parles pas du mot-outil, génialement efficace, qui sert comme une pelle,... une pioche, un roulement à bille. Outils arides sans polysémie, sans paradigmes multiples, sans poésie. Aurais tu quelque chose à nous dire sur le sujet ?
Par ailleurs, tu as craqué le mot comme d'autres l'atome. Tu es descendu au niveau du quark. Est-ce que ça t'inspire quelque chose ? Ou bien, est ce lettre et le néant ?
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Et la conversation continue ainsi, de bribe en éclat, re rire en pleur, de question en question... Une véritable leçon de vie et d'herméneutique !
Rédigé par : Jean-Marc | 06/09/2010 à 18:53
Merci pour ce clin d'oeil très amusant, Jean-Marc !! J'ai été privée d'Internet au mois de septembre, ce qui explique que je n'avais pas vu cette note...
Rédigé par : Fleur | 25/10/2010 à 16:04