Au chapitre 32 du livre de l'Exode, il nous est donné d'assister à une négociation étonnante entre Moïse et l'Eternel. Petit rappel des faits : alors que Moïse reçoit la parole de Dieu sur le mont Sinaï, les Hébreux s'impatientent au pied de la montagne. Pire, ils désespèrent de voir Moïse revenir. Alors, ils se créent un nouveau dieu, un veau, tout revêtu d'or.
Cet épisode ne manque pas de susciter la colère de l'Eternel. Et il dit à Moïse : "Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide. Maintenant laisse-moi ; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai ; mais je ferai de toi une grande nation." (32.9-10)
Mais Moïse ne va pas s'en laisser compter. Par trois fois, il va tenter de calmer le courroux du Très-Haut pour le faire revenir sur sa décision. Première tentative :
Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit : "Pourquoi, ô Éternel, ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte ?" (32.11)
C'est la début de la négociation ; il importe de mettre de l'ordre dans le fatras. Habilement, Moïse rappelle à son Dieu que c'est Son peuple qu'Il entend exterminer et qu'en faisant du mal à Son peuple, Il se fait du mal à Lui-même. Donc, le premier "non" de Moïse consiste à redistribuer les cartes en veillant qu'il n'y ait pas confusion dans le fait de savoir à qui appartient quoi. Ce principe est plus important qu'il n'y paraît. Dans la vie de tous les jours, les premières joutes d'une négociation sont souvent consacrées à déterminer examiner de quoi on parle. Au client sourcilleux qui affirme : "Votre produit est trop cher !", il est essentiel de lui demander de quoi il parle. Car en phase de négociation comme à n'importe quel moment du cycle de vente, le client n'est pas intéressé par "votre" produit ; il est intéressé par une ou plusieurs modalité(s) d'utilisation de votre produit qu'il a faite(s) sienne(s). "Votre" produit ; "son" utilisation. Voilà deux choses bien distinctes. Votre produit a un coût, mais son utilisation apporte de la valeur à qui en est bénéficiaire. Et si la valeur que votre client associe à l'utilisation de votre produit est supérieure au prix que vous demandez, alors sa récrimination est injustifiée. Une manière élégante de rappeler à votre client que sa requête est inappropriée est de replacer la notion de prix (votre prix) dans le contexte de la valeur (sa valeur). Et Dieu sait à ce moment, combien l'emploi inapproprié des pronoms possessifs peut jouer des tours pendables ! C'est ce que j'appelle le principe de séparation.
Retour au texte biblique. Deuxième non de Moïse :
"Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes, et pour les exterminer de dessus la terre ? Reviens de l'ardeur de ta colère, et repens-toi du mal que tu veux faire à ton peuple." (32.12)
Ici, on sent bien que le premier argument a fait vaciller l'Eternel. Il n'est qu'à voir la façon intrépide dont Moïse ose maintenant demander à son Dieu de se repentir. C'est là toute la vertu du principe de séparation : remettre les choses à leur juste place. Le deuxième argument avancé par Moïse pour étayer son refus de voir le Très-Haut mettre à exécution son plan est subtil. "Entends-tu éclater le rire de Pharaon, quand il apprendra que tu auras annihilé ton peuple après t'être donné tant de mal à le faire sortir d'Egypte ?", insinue Moïse. Dans la vente de tous les jours, l'argument pourrait être "Pourquoi vous êtes-vous donné tant de mal pendant tout le temps où nous avons échangé sur ce projet si c'est pour tout laisser en plan au dernier moment ?" Là aussi, l'argument à toutes les chances de porter, tant il y a décalage entre l'intention initiale et le résultat final. C'est ce que j'appelle le principe de cohérence.
Vient enfin le troisième "non" de Moïse. Contrairement aux deux "non" qui l'ont précédé, celui-ci est énoncé de façon affirmative, presque péremptoire :
"Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi même : Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j'ai parlé, et ils le possèderont à jamais." (32.13)
Cette fois, Moïse rappelle à l'Eternel les promesses qu'Il a faites à ceux qui L'ont chéri. Dans la vie de tous les jours, c'est l'idée d'exprimer son étonnement devant un déni par rapport à un acte passé. Quelque chose comme : "Je ne vous comprends pas. Quand nous avons commencé à échanger sur ce sujet, vous me disiez que votre objectif principal était __________. Plus tard, vous m'avez affirmé que l'utilisation des produits et services que je commercialise vous aiderait à atteindre cet objectif". Sous-entendu : "Tous ces propos que vous me teniez étaient-ils du vent ? N'avaient-ils donc pas la moindre valeur à vos yeux ? C'est ce que j'appelle le principe de rectitude.
Au bout de ces trois "non", Moïse se tait enfin et là, coup de théâtre :
Et l'Eternel se repentit du mal qu'il avait déclaré vouloir faire à son peuple. (32.14)
J'adore cette négociation. Elle est d'une pureté extraordinaire et constitue une leçon d'humanité exceptionnelle. En outre, elle est d'une portée pédagogique exemplaire. Car qui, dans la vie réelle, sait dire "non" avec autant de fermeté et d'habileté que ne l'a fait Moïse ? Qui sait que le maintien de positions fermes en début de négociation, constitue le préalable indispensable pour l'élaboration d'accords mutuellement bénéfiques et équilibrés ? Lorsque le vis-à-vis énonce des attentes déraisonnables lors d'une négociation, il n'y a pas d'autre alternative que de refuser de rentrer dans le jeu. Et l'interlocuteur le sait bien : si à une demande de rabais, il sent le vendeur prêt à céder; il ira jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au moment où il pourra sentir les premiers signes de résistance forte.
Par ailleurs, les trois principes cités plus haut (principes de séparation, de cohérence et de rectitude) sont en tout point réexploitables dans tout type de situation, ce qui en fait la force.
Quant au chiffre 3, je laisserai aux spécialistes de la symbolique des chiffres le soin de décrypter pourquoi il a suffi à Moïse de 3 "non" pour amener l'Eternel à revenir sur sa décision initiale, alors que dans une autre négociation mettant en scène les mêmes parties prenantes, celle du Buisson Ardent, Moïse, malgré 5 refus obstinés, n'avait pu détourner son Maître de sa décision de voir Moïse guide les Hébreux hors de la terre d'Egypte.
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PS - J'ai pris la pleine mesure de la puissance de cette négociation en écoutant une conférence magnifique donnée par Claude Riveline dans le cadre de l'Akadem sur le thème "Dieu négociateur". Et à tout seigneur, tout honneur, je tiens à remercier G., qui m'a montré le chemin de cette source de lumières.
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