52%. C'est, selon CSO Insight, le pourcentage d'opportunités commerciales mises en prévisions (forecast en anglais) et conclues dans la fenêtre de temps prévue. Pas brillant, non ? Et pourtant, vous souvenez-vous de la promesse des éditeurs de CRM ou de SFA du temps où, à la fin des années 90, ils affichaient leur superbe ?
Que s'est-il passé pour que l'échec soit si cuisant ?
Dans un billet récent, Joe Galvin de Sirius Decisions jette un éclairage intéressant sur cette question. En substance, voilà ce qu'il dit :
1. Aujourd'hui, en matière d'échanges organisation à organisation (B2B), toute organisation commerciale gère sa performance en fonction de prévisions de vente mensuelles ou trimestrielles.
2. Ces mêmes organisations ont investi des millions autour de la mise en place de systèmes d'automatisation de forces de vente (SFA) ou de gestion de la relation client (CRM) censés les aider à améliorer le pilotage de la performance en général et l'exactitude de leur prévisions en particulier.
3. Techniquement, les systèmes de SFA et/ou de CRM contiennent toutes sortes de tableaux de bord ou d'indicateurs reflétant de façon mécanique l'état du pipeline en général et la façon dont les opportunités commerciales sont classées selon les étapes représentatives du processus de vente en vigueur.
4. Au début, devant le caractère décevant des résultats observés en termes de fiabilisation des prévisions, la réaction naturelle du management a consisté à exiger une plus grande discipline de la part des commerciaux dans leur façon de renseigner les informations relatives à leurs affaires en cours. Mais là encore, l'impact fut faible... Le problème était donc ailleurs !
5. A force de tourner autour du pot, l'évidence devait progressivement sauter aux yeux : si, malgré des efforts colossaux pour améliorer les systèmes de gestion de la performance commerciale, les prévisions de vente restaient toujours aussi peu fiables, c'était que personne ne se préoccupait réellement de l'intégrité des données caractérisant le pipeline. Le voilà, l'arbre qui cache la forêt : le pipeline. Car, au risque de mécontenter certains, il faut bien reconnaître que déployer de la technologie est facile. Mais qu'il est encore plus facile de faire de la technologie l'arbre qui cache la forêt de complexité que constitue une gestion intelligente et efficace du pipeline.
6. En conclusion, Joe Galvin va même jusqu'à énoncer une recommandation que je ne saurais cautionner plus, à savoir : "Le SFA/CRM fera correctement les calculs de consolidation des chiffres, mais n'attendez pas qu'il dompte les biais comportement des vos commerciaux. Seul un comportement de leader de la part de vos managers commerciaux pourra le faire. Et si vous ne vous sentez pas prêts à faire cela, alors dispensez-vous d'investir".
En clair, Joe Galvin met en garde ses lecteurs devant le danger consistant à confondre le processus de gestion de pipeline et son automatisation.
Un préalable évident à la mise en place d'une gestion du pipeline digne de ce nom consiste bien sûr à modéliser un processus de vente reflétant les évolutions du comportement de vos clients lorsqu'ils achètent vos produits. Aujourd'hui encore, bien trop souvent, les processus de vente ressemblent à des séquences d'étapes centrées sur des activités réalisées par le vendeur (ex : prendre un rendez-vous, faire une présentation de l'offre, émettre une proposition commerciale), mais qui ne disent presque rien sur les progrès réalisés par le client ou prospect dans son propre cycle de prise de décision d'achat en votre faveur.
Au-delà de ce préalable indispensable, il convient de mettre en lumière une variété de comportements managériaux allant à l'encontre même de l'objectif de fiabilisation des prévisions. Comme Galvin se contente de soulever le problème sans plus de détail, j'ai envie de dresser ici une série de quelques comportements managériaux hautement néfastes à l'obtention de données de pipeline intègres :
1."Il faut un ratio 3:1 entre la valeur du pipeline et ce qu'il y a à signer". Si vous avez pratiqué les organisations commerciales, vous aurez sans doute entendu des milliers de fois cette demande du management souvent exprimée sous forme d'injonction catégorique. Quel biais cela favorise-t-il ? Tout simplement la création par les commerciaux d'opportunités "bidons" dans les systèmes. Comment éviter ce travers ? En adoptant une approche responsable - et scientifique - par rapport à la gestion du pipeline (voir billet consacré à cet effet).
2. "Comme il n'y a pas assez d'affaires en cours en carnet, je vous demande de faire un effort de prospection, de remettre à flot vos pipelines. Vous aurez même une prime de ___ Euros si vous atteignez l'objectif de ___ opportunités nouvelles renseignées dans le système d'ici le __/__/__". C'est juste une expression différente du même travers. Là encore, les commerciaux vont être incités à alimenter - que dis-je, alimenter, à bourrer - le système avec des opportunités de qualité doûteuse. Et même si, en matière de motivation commerciale, on peut avoir parfois des surprise, il faut bien reconnaître qu'ici, ils ont un intérêt objectif gonfler le système : la prime !
3. "Comme on en a assez d'avoir 80% du CA qui se concrétise les derniers jours du trimestre, on met en place une prime pour toutes les affaires signées le premier mois du trimestre." Autre variation sur le thème de la tricherie stimulée, mais sous une forme nouvelle. Cette fois, les commerciaux se trouvent poussés à laisser filer les affaires pour qu'elles se signent le premier mois du trimestre. Nous nous trouvons donc en présence d'une situation de procrastination institutionnalisée ou, pour parler un langage plus familier au sein des services commerciaux, d'incitation à "faire du frigo".
4. "Le respect du processus de vente, c'est bon pour les deux premiers mois du trimestre ; le troisième, on "close" le plus d'affaires possibles par tous les moyens." Cette variante est plus pernicieuse. En effet, elle conduit les commerciaux à faire le raisonnement suivant : "si le respect du processus de vente était vraiment important, nous devrions y être astreints aussi le troisième mois. Ce qui est vraiment important, on le voit bien, c'est de closer. Et comme il est rajouté - par tous les moyens - cela veut dire que je peut obtenir de pratiquer les conditions que je veux". Une petite phrase de rien du tout, mais double effet : non respect du processus de vente et discount à gogo. Les prévisions ? Quelles prévisions ?
5. "Quand une opportunité atteint le jalon "X" dans le pipeline, elle doit impérativement figurer dans les prévisions." A travers la mise en place de ce genre de consigne, le pipeline va connaître de façon mécanique un point de congestion en "X" et un renflement juste en amont, en "X-1". Logique. Mettez-vous à la place du commercial. S'il met l'opportunité en "X", il doit la mettre dans les prévisions. Ce faisant, il sait qu'à partir de ce moment, il devra chaque semaine/jour/heure, se justifier sur l'air de "Mais qu'est-ce que tu fabriques ? Pourquoi n'as-tu pas encore conclu cette affaire ? Tu ne sais pas closer, c'est ça ton problème ?" Ce qui, dans le monde un rien machiste du commercial peut être aussi bien interprété par "T'es impuissant/peine à jouir ou quoi ?" D'où l'intérêt à laisser l'opportunité en "X-1" et à la mener à son terme sans passer par la case "X"...
Voilà 5 biais de comportement managérial & commercial venant affecter directement l'intégrité des données de pipeline. Et comme un système de CRM/SFA c'est très fort pour ajouter/retrancher/pondérer/diviser/éclater/consolider, mais très nul pour détecter et pallier des travers comportementaux et psychologiques induisant des effets de bord sur la qualité des données et donc des prévisions induites... Enfin, vous voyez bien où je veux en venir.
Je n'ai inventorié que 5 biais dans ce billet. Il se trouve que je les ai tous vus "in action" dans les différentes entreprises où je suis intervenu. Bien sûr, je suis prêt à parier qu'il en existe d'autres. Alors, si tel est le cas, n'hésitez pas à en faire part sous la forme d'un commentaire. Car il s'agit bien de faire oeuvre utile et de nettoyer le management commercial d'archaïsmes trop souvent préjudiciables à une bonne performance.
Au plaisir de vous lire !
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