J'ai eu l'occasion récemment de me rendre à la Cinémathèque Française, à Paris Bercy. C'était dans le cadre d'un hommage à Leslie Caron en marge de la publication en français de son livre de mémoires, Une Française à Hollywood.
Après une interview très émouvante de l'actrice, j'ai pu assister à la projection d'un film merveilleux, La Chambre indiscrète (The L-Shaped Room), de Bryan Forbes, où elle joue le rôle d'une jeune française célibataire et enceinte, Jane Fosset. Au début du film, on la voit s'installer dans une chambre sordide, en forme de "L", au dernier étage d'un hôtel londonien tenu par une dame au caractère de fer. Toute l'intrigue se déroule au détour des interactions que Leslie Caron va nouer avec les locataires de l'hôtel ; elle y côtoiera la tendresse, la trahison, la surprise, l'affection, l'amour enfin.
Pourtant, entre toutes les scènes aussi élégantes que sensibles de ce film délicieux, il en est une qui m'a particulièrement marqué. Celle où on la voit consulter un médecin, le docteur Weaver, alors qu'elle envisage de se faire avorter. Le médecin est interprété par un Emlyn Williams magistral. Si vous comprenez l'anglais, je vous invite à la visualiser directement. C'est ici. Sinon, je vous en offre ci-dessous le dialogue, en français, avec quelques didascalies de mon cru, pour que vous puissiez imaginer la mise en scène.
------ (début de la scène) ------
Docteur Weaver : « Ainsi, vous êtes venu me voir pour demander conseil... »
Sans demander l’avis de sa patiente, le médecin prend d’autorité un rendez-vous entre elle et un de ses collègues.
Jane Fosset : « Dois-je voir un autre docteur ? »
La caméra zoome sur le ravissant minois de Jane Fosset, alias Leslie Caron. Ses traits sont saturés d’inquiétude.
A l’inquiétude de l’actrice, répond la nonchalance du docteur :
Lui : « Ouais... C’est ainsi que les choses se passent ici. Il s’agit juste d’une simple formalité.»
Elle : « Quel type de formalité ? »
Le docteur a chaussé ses lunettes. Il est plongé dans une page d’écriture et semble ne pas prêter la moindre attention à sa patiente.
Lui : «… Une seconde… quel type de formalité ?... »
Sans le moindre échange de regard, il décrit alors la façon dont les choses vont se dérouler : un examen psychologique pour apprécier si la patiente supportera l’épreuve, puis l’opération en tant que telle. Il ne manque pas de préciser qu’en à peine quelques jours l’affaire sera oubliée…
La caméra s’attarde sur le visage de Leslie Caron. Cette fois-ci la colère le dispute à l’inquiétude des premiers instants.
Lui : « Quelle date vous conviendrait ? Quand disposez-vous d’un après-midi de libre ? »
Elle : «… un après-midi libre ?... »
Lui, essuyant négligemment les verres de ses lunettes : « Oui. Vous travaillez, vous étudiez, vous êtes en vacances ou quoi ? »
A ce moment, le médecin lève les yeux sur sa patiente. Il arbore une mine on ne peut plus satisfaite. La caméra saute d’un visage à l’autre : à la suffisance béate du médecin répond l’abattement de la jeune femme.
Elle : « Non… Non, je ne travaille pas. Je suis libre n’importe quel jour. »
Lui : « Parfait. La plupart des filles choisissent le samedi, allez savoir pourquoi. Alors, si vous pouviez choisir un jour de semaine, je vous en serais très reconnaissant. Vous voyez, les week-ends, on est un peu à la bourre. Bien… Je pense que c’est à peu près tout… »
A ce moment, le médecin émet un ricanement gêné et se lève. Il tourne délibérément le dos à sa patiente et se dirige lentement vers la fenêtre. Tout en marchant, il dit :
Lui : « … hormis, bien-sûr, la question délicate de mes honoraires. »
Moment de silence. La caméra zoome sur le visage de Leslie Caron, jusqu’à ce qu’il apparaisse en gros plan. Le plus grand effondrement s’y lit. La caméra reste sur le visage de la jeune femme alors que le médecin reprend son propos.
Lui : « Cela dit, je peux vous promettre une chose. Ce sera fait une bonne fois pour toutes et dans des conditions de… »
La caméra bascule sur le médecin. Il vient d’écarter le voile à la fenêtre et manifeste la plus grande attention à un agent de police se dirigeant vers une Rolls Royce garée en face de la porte principale de l’immeuble.
Un rien troublé, le médecin revient vers son bureau sans adresser le moindre regard à sa patiente.
Lui : «… et dans des conditions d’hygiène irréprochables. Excusez-moi. »
Il actionne l’interphone pour parler à son assistante.
Lui : « Monica. Il y a un fasciste dans la rue qui regarde ma voiture de façon bien suspicieuse. »
Monica : « Vous êtes tranquille pour encore une heure, docteur. Je viens juste d’alimenter le parcmètre.»
Lui : « Vous êtes un ange. »
Il désactive l’interphone et se rassoit, une expression de jubilation dans les yeux.
Lui : « Ces temps-ci, le seul fait de respecter la loi vous occupe à 100% du temps. Bien, comme je vous le disais, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles ; tout se déroulera à merveille. »
La caméra bascule sur le visage de Leslie Caron. Il brille dans ses yeux des éclairs de ressentiment.
Elle, la voix tremblotante : « Et quels sont vos honoraires pour vos après-midi de travail, docteur ? »
Lui, toujours sans lui consentir le moindre regard : « 100… 100 guinées ».
Au moment où il énonce l’unité monétaire, il lève les yeux sur elle, l’air plus satisfait que jamais. Pourtant, cette fois-ci, le contentement cède la place à un assombrissement subit. Le médecin se lève dans la précipitation :
Lui : « Où allez-vous ? »
Retenant sa patiente alors qu’elle est à deux doigts de sortir, il lui dit comprendre combien il peut être difficile pour une jeune femme de recueillir une somme aussi importante, surtout si elle ne peut pas compter sur un coup de main financier de la part du jeune homme… Avec un sourire, il avance…
Lui : « Très bien. Disons 60 guinées… Alors ? Que puis-je faire de mieux que cela ? »
Elle : « Une chose peut-être. »
Lui : « Quoi donc ? »
Elle, déversant d’un trait sa colère, sa rage d’avoir été si peu considérée : « Vous pourriez par exemple essayer de savoir si je suis enceinte, avant de faire vos propositions généreuses, ou vous apprêter à gâcher l’un de vos week-ends. Vous pourriez peut-être essayer de me demander – ce serait une pure formalité – si je veux vraiment me débarrasser de mon bébé, s’il y a un bébé. Ce genre de chose n’a pas l’air de vous effleurer l’esprit avec toutes ces guinées en jeu. »
Lui, perplexe : « Vous voulez gardez l’enfant ? »
Elle : « Oui. Maintenant, oui. Quand je suis arrivé ici, je ne savais pas à quoi m’en tenir, mais après vous avoir écouté, oui, je veux le garder. Tout est mieux plutôt que de m’en remettre à vous. »
------ (fin de la scène) ------
Cette scène illustre de façon admirable un cas éloquent de désajustement (misalignment en anglais) entre les deux protagonistes. Plus particulièrement, le médecin commet une erreur grossière : fort de son expérience et de sa morgue, il se contente de prescrire et omet de faire la chose pourtant la plus élémentaire de son métier : DIAGNOSTIQUER.
Dans la vente, ce type de situation est malheureusement monnaie courante. Il se manifeste avec une fréquence encore plus grande dans ce que j'appelle la "vente experte", c'est-à-dire lorsque le vendeur se considère comme détenteur d'un savoir rare. Le risque de désajustement n'en est alors que plus grand. En effet, il pourra alors sombrer dans la prétention de croire qu'il est légitime dans son comportement consistant à prescrire sans diagnostiquer... Folle arrogance, vécue comme prétention odieuse et manifestation du plus grand mépris, côté client !
Et vous, ne vous êtes-vous jamais trouvé(e) en présence d'un vendeur vous faisant l'article d'un objet - bien ou service - sans avoir pris la peine de savoir pourquoi vous étiez là ? N'avez-vous pas ressenti alors monter en vous une sourde colère et le désir de le planter là, incontinent, avec son produit, son sourire obséquieux et sa faconde ?
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