Lorsque j'interagis avec des directeurs commerciaux et que la conversation roule sur l'art et la manière de fiabiliser les prévisions commerciales, je me trouve souvent en porte-à-faux avec mes interlocuteurs. En général, la conversation suit peu ou prou le flot suivant :
Directeur Commercial (DC) : "Comment faire pour que les commerciaux deviennent plus précis dans l'énoncé de leurs prévisions ?"
Moi : "C'est très simple. Il suffit de cesser de leur demander leurs prévisions de vente."
DC : "Quoi ? C'est quoi cette ineptie encore ?"
Moi : "Allons-y tout doucement... Supposons que vous ayez une force de vente composée de deux commerciaux. Le premier, Adrien, émet un forecast qui ne couvre que 50% de son objectif. Cela peut-il se produire ?"
DC : "Dans la vraie vie, plutôt deux fois qu'une... Hélas !"
Moi : "Que faites-vous ? Vous prenez en compte sa prévision et passez à autre chose ?"
DC : "Bien sûr que non ! Je vais travailler plus en profondeur avec Adrien pour comprendre pourquoi sa prévision est si faible".
Moi : "Et après ce travail, quel est le résultat typique auquel vous arrivez ?"
DC : "En général, sa prévision s'est rapprochée de l'objectif à atteindre. C'est fou ce que les commerciaux peuvent vouloir cacher les informations... Il suffit de leur tirer les vers du nez et vous ne pouvez pas savoir tout ce que vous découvrez..."
Moi : "Très bien. Supposons maintenant que vous parliez à votre autre commercial. C'est une commerciale. Elle s'appelle Béatrice. Pour elle, la prévision mise en avant est en ligne avec l'objectif. Que faites-vous ?"
DC : "Ben... Rien... Puisque la prévision et l'objectif concordent, que devrions-nous faire ? Ah si je sais... Je vais lui demander si elle se "committe", si elle s'engage sur le montant énoncé."
Moi : "Ok. Laissons les notions de "commit", "best case", "worst case" et autres finasseries de côté pour l'instant. Retournons à nos moutons. Si je comprends bien, lorsqu'un commercial énonce une prévision en deça de l'objectif, vous le houspillez pour qu'il remonte sa prévision à un niveau plus proche de son objectif. En revanche, vous ne faites pour ainsi dire rien avec un commercial qui avancerait une prévision commerciale en ligne avec le quota à atteindre. Est-ce exact ?"
DC : "Oui... Enfin, il faudrait peut-être revoir la forme. Le terme "houspiller" me paraît un peu outré. Mais disons que sur le fond, c'est cela."
Moi : "Très bien. Admettons maintenant que nous venons de passer la fin du trimestre. Une catastrophe. Adrien a réalisé son forecast initial, soit 50% de son quota. Quant à Béatrice, elle n'a fait que 50% de sa prévision, soit 50% de son quota. Que faites-vous ?"
DC : "C'est très simple. Je les convoque tous les deux individuellement et leur fais connaître mon mécontentement. Je leur exprime les conséquences pour la société de pareille inconséquence dans la tenue des prévisions. Enfin, je les alerte sur le fait qu'il est hors de question que ce genre de situation se répète sur le trimestre à venir. J'en profite pour leur demander quel est leur forecast sur le trimestre à venir."
Moi : "Je comprends. C'est un moment pénible pour eux, non ?"
DC : "Oh oui ! Croyez-moi, dans ce genre de situation, je n'aimerais pas me trouver à leur place..."
Moi : "Donc, si je comprends bien, en tant que commercial, j'ai intérêt à minimiser le nombre de moments où je me fais houspiller ou remonter les bretelles. Est-ce correct ?"
DC : "Cela va de soi..."
Moi : "Donc sur la base de ce que vous avancez, la meilleure façon pour un commercial d'avoir la paix avec vous, c'est d'énoncer systématiquement des prévisions en ligne avec son objectif."
DC : "???"
Moi : "Ben oui. Regardez. Je reprends le cas de Béatrice et d'Adrien. Leur performance commerciale a été aussi médiocre pour l'un que pour l'autre. Pourtant, d'un côté, Adrien, qui a pourtant atteint sa prévision initiale, s'est fait enquiquiner tout au long du trimestre pour réhausser ses prévisions au niveau de son quota. Béatrice, elle, aura aussi terminé à 50% de l'objectif. Mais contrairement à Adrien, elle aura complètement planté sa prévision. Pourtant, au bout du compte, elle n'aura eu à subir vos foudres qu'une seule fois dans le trimestre, lors de la fameuse remontée de bretelles d'après-coup".
DC : "Hum... Je crois voir où vous voulez en venir. C'est quoi la morale de votre histoire ?"
Moi : "La morale de l'histoire, c'est que la meilleure façon pour un commercial de ne pas être em____ par son management, c'est de lui donner à entendre ce qu'il veut entendre. Et si le management le sollicite pour connaître sa prévision de vente, il saura pertinemment que son management voudra avoir un forecast en ligne avec l'objectif. Béatrice ne s'y est pas trompée. Avec l'étymologie de son prénom - la trois fois heureuse - on aurait dû se douter qu'elle chercherait à optimiser son principe de plaisir, la réalité dût-elle en faire les frais..."
DC : "Ah Béatrice... Dante... Diriez-vous donc que demander un forecast à un commercial relève de la "divine comédie" ?"
Moi : "De la divine comédie, je ne sais pas. De la "commedia dell'arte", certainement."
DC : "Et comment fiabiliser sa prévision commerciale si nous n'avons pas recours aux commerciaux ?"
Moi : "Je crois bien avoir déjà écrit un billet sur la question. Tenez, c'est ici."
DC : "OK, admettons que je vous suive et qu'après lecture de votre billet, je décide de changer les règles du jeu pour mettre en oeuvre ce que vous préconisez. Comment je vais expliquer tout cela à mon DG, moi ? Il est tellement habitué à ce que j'énonce la prévision commerciale comme la somme de la prévision des commerciaux, pondérée à la baisse par un coefficient de confiance de mon cru..."
Moi : "Hum... Et si c'est un prix Nobel d'économie spécialisé dans la prise de décision et l'art d'établir des prévisions qui le dit, cela vous aiderait-il à argumenter avec votre DG et pourquoi pas, plus avant, votre conseil d'administration ?"
DC : "Certainement !"
Moi : "Alors, je vous promets un autre papier sur la question. Une sorte de deuxième partie à notre conversation, en somme."
DC : "J'ai hâte de voir ça !"
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PS : Pour celles et ceux d'entre vous qui souhaitent lire la deuxième partie de la conversation, il vous suffit de cliquer ici.
Très bon article ! Malheureusement c'est du vécu... Merci !
Rédigé par : Claire HUG | 20/11/2011 à 12:23
Bonjour Claire,
Merci pour votre passage sur mon blog et pour le commentaire que vous avez bien voulu laisser.
Comme vous l'écrivez, oui, ce billet m'a été inspiré par une situation vécue mille et une fois.
En réalité, la perversité du rapport entre le commercial et son manager autour de la question du "forecast" m'est apparue alors que j'étais directeur marketing. J'étais alors un observateur non concerné. Ou plutôt si, j'étais concerné dans la mesure où les fonds alloués au marketing pour mener à bien les activités de génération de leads ou de "branding" étaient intimement liés au niveau du "forecast" collectif.
Comme je suis d'un naturel curieux et que j'avais par ailleurs quelque expérience sur la question, j'ai tourné le problème dans tous les sens.
Et à l'usage, je ne vois pas d'autre solution au problème que celle qui consiste à séparer les genres selon la règle simple voulant que :
1. le commercial vend (et ne fait que cela)
2. le manager commercial "forecaste" (entre autres activités, excluant la vente)
Au plaisir de vous retrouver, sur cette tribune.
Bien à vous
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Claire HUG | 20/11/2011 à 18:33
Merci pour cette illustration de la "table à secousse", tellement réaliste qu'elle en devient loufoque (mais une une fois décortiquée par vos soins et vue de l'extérieur !)
Rédigé par : Denis | 24/10/2016 à 13:00
Bonjour Denis,
La fameuse "table à secousse"... Ca faisait longtemps que je n'avais pas entendu prononcer cette expression.
Je me souviens, quand j'étais jeune commercial, cela m'effrayait... Et puis, avec l'âge, on apprend à "ruser"... jusqu'au jour où, basculant de l'autre côté du miroir, c'est-à-dire devenant moi-même manager, je me suis rendu compte que ce rituel était parfaitement... inutile. Il ne faisait que détruire la confiance et entretenir un climat on ne peut plus délétère.
Rédigé par : Jean-Marc à Denis | 26/10/2016 à 10:27